Le quatrième documentaire de la réalisatrice Keira Maameri, Nos Plumes sera projeté ce soir à l’Institut des Cultures d’Islam, à Paris. Le film, sorti en 2016, continue son petit chemin de festival en projection. Elle y fait la part belle aux auteurs et illustrateurs issus de banlieue, en les mettant en lumière, comme jamais personne ne l’a fait auparavant. Elle leur donne la parole pour qu’ils s’expriment sur leur art, leur travail, leur enfance, le rapport aux médias. On y (re)découvre Faïza Guène, Rachid Santaki, Rachid Djaïdani, Berthet One, El Diablo. Cinq grands auteurs, signés chez des prestigieuses maisons d’édition, qui vendent, qui ont une carrière installée et qui pourtant, continuent d’être considérés uniquement comme « auteurs urbains ».
Après A nos absents qui parlait du deuil, On s’accroche à nos rêves qui abordait la place des femmes dans le Hip-Hop, et Don’t Panik qui se préoccupait de la place des rappeurs musulmans en France et à l’étranger, Keira Maameri a encore une fois voulu donner la parole à ceux qu’on n’entend pas ailleurs, avec Nos plumes.
Lors de la projection de ce film au 104, l’été dernier (rencontres #RockMyWorld de Rokhaya Diallo), nous avons rencontré Keira pour discuter de son travail et de sa volonté de donner la parole aux autres.
Comment en arrive-t-on à être réalisatrice de documentaires quand on est une femme maghrébine d’une trentaine d’années ?
J’ai toujours aimé le cinéma, et ce qui m’a amenée là, c’est beaucoup d’inconscience et un peu de folie. C’est justement l’ignorance de cet univers là qui a fait que j’y suis restée. Moi, j’aurais voulu faire des études d’anglais, et mes profs ne m’ont pas encouragée. Je me suis convaincue que ce n’était pas pour moi. C’est aussi ce à quoi ressemble la société en vérité. Pour des gens comme nous, dont les parents n’ont pas le bagage nécessaire pour nous guider, les profs ne sont pas souvent là pour nous encourager. Je n’ai donc pas eu ce soutien dans mon choix d’orientation, mais je n’ai pas demandé non plus. Mon choix d’orientation au lycée s’est fait parce que ma prof de français a cru en moi. « Keira, tu vas aller en L ». C’était comme une sommation. Je n’avais aucune perspective. Je m’attendais à ce genre de “conseil” pour la suite. Comme ce n’est pas arrivé, j’ai du faire un choix. Je n’avais aucune autre idée. Alors j’ai fait un master en cinéma. En 5 ans, ce qui n’est pas rien!
Avec ce diplôme en cinéma en poche, pourquoi être allée vers le documentaire, plutôt que vers la fiction ?
C’est une question de compétences, comme pour un sportif qui va être plus doué en hand qu’en foot par exemple. Je ne me sentais pas de faire de la fiction. C’est le « High Level » ! Pour moi, une fiction réussie, c’est tellement prestigieux. Le documentaire c’était peut-être par facilité. C’est le genre dans lequel je suis douée, pour moi, c’était simple et évident, aussi parce que je traite des sujets que je choisis, moi. Ce ne sont pas des commandes.
Tu mets quand même un peu de toi dans les thèmes que tu abordes ?
C’est ce que disent les gens, je ne m’en rends pas compte. Pour moi non.
« J’arrive par le biais du Hip-Hop, mais je n’en parle que rarement. »
Le point commun dans tes documentaires, c’est souvent la culture Hip-Hop, dite “urbaine” dans laquelle tu as grandi. Il y a aussi la volonté de donner la parole aux premiers concernés, un peu comme chez Dialna. D’où te vient cette motivation de te mettre au service de ceux qu’on ne voit pas ailleurs ?
Ce sont des gens dont on ne parle pas assez. Et quand on les met en avant, je trouve qu’on ne le fait pas à la hauteur de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Effectivement je gravite autour de ce qu’on appelle la « culture urbaine », mais je n’en parle jamais, réellement. Par exemple dans Don’t Panik, c’est le lien entre rap et Islam qui m’intéressait. Comment ces artistes arrivent à transcender le religieux à travers la culture, et la musique ? Quand tu es musulman, tu sais que cette question peut-être problématique. C’est un film international, j’ai rencontré un Algérien, un Suédois, un Sénégalais, un Français, un Belge et un Américain. Les questions centrales étaient : “Être musulman chez eux, être rappeur chez eux : qu’est ce c’est ? »
La réponse concernant la religion était très différente en fonction des pays où j’étais. Le Sénégalais et l’Algérien ne comprenaient pas pourquoi je posais certaines questions, alors que chez nous c’est primordial. Du coup, j’ai réalisé qu’on était peut être les seuls à vivre cette situation. Moi cette question là, je pensais qu’elle était importante pour tout le monde, et encore plus pour un musulman dans un pays musulman. Alors qu’ils ne se la posent même pas. Si je n’avais pas fait ce documentaire là, je n’aurais jamais perçu cette nuance. C’est très révélateur de ce qu’on vit, de la place de la religion en général et de l’Islam en particulier dans notre société. Le rejet, la minorité, tout ça fait que tu vis ton culte différemment. En revanche, tous les autres se sont déjà posé la question ! Ils n’en ont pas été choqués, ils s’y attendaient, ils la voulaient ! (rires)
Dans On s’accroche à nos rêves, j’abordais la place de la femme dans le Hip-Hop, et chacune s’y racontait. Le Hip-Hop n’était qu’une excuse. Je rentre dans un lieu pour aborder d’autres thèmes. C’est quoi d’être quelqu’un qui ne fait pas partie de la majorité ? C’est la même chose quand je parle des rappeurs musulmans.
Donner la parole à la minorité ultime ?
C’est exactement ça. A la sortie d’On s’accroche à nos rêves, j’avais une amie qui était pompier, et elle se reconnaissait exactement, dans ce que disaient les protagonistes du film. C’était la seule femme de la caserne, elle avait toujours droit à des remarques. Une autre amie était dans la politique, au niveau local, et pareil, elle vivait le même genre de situations. Quand elle arrivait à une réunion d’élus, c’était aussi difficile à gérer. Ce n’est pas propre au Hip-Hop, tu retrouves ça dans tous les domaines.
Que ce soit dans “Nos plumes”, où tu arrives à faire dire des choses très personnelles aux auteurs présents, ou tes autres films, tu abordes des sujets très intimes (la religion, le rapport à l’absence et la mort). Comment arrives-tu à créer un tel lien de confiance ?
Tu ne peux pas arriver dans la vie de quelqu’un que tu ne connais pas, et dire : « Raconte moi des choses personnelles » ! C’est un travail de longue haleine en vérité. Ce qui le permet, c’est l’auto-production, ce qui est un cadeau comme un fardeau. Le fait de ne pas avoir de producteur, ni de dead-line pour finir le film, ça te laisse le temps de parler avec les gens, pour qu’ils s’habituent à toi. Tu n’as pas d’argent, mais tu as un avantage énorme, c’est le temps. Donc tu le prends avant même de filmer. Je ne viens jamais avec la caméra au début. Pendant très longtemps, je viens, et je traîne avec eux. Je deviens leur copine. On parle de tout et de rien, de ce qu’ils ont mangé au petit dej’, de la dispute qu’ils ont eu avec leur femme ou leur mari, de tout et de rien. Et après je viens avec la caméra mais je ne leur parle pas. Je filme un peu, pour qu’ils s’habituent à cette présence. Et finalement, arrivent les interviews. Je dis “les”, parce que je ne fais jamais une interview d’une traite. J’en fais deux ou trois qui durent très longtemps, au minimum deux heures. Ensuite, je fais un tri, je pioche.
« On ne s’en sort pas, on ne va pas se mentir. »
Keira Maameri, réalisatrice
Avec cette manière de travailler, les sujets que tu abordes et ton traitement de ces sujet, comment on s’en sort financièrement ?
C’est le problème. On ne s’en sort pas. J’ai mis 5 ans à faire ce documentaire. Ce sont 5 ans pendant lesquels tu n’as pas de financement, pas de productions, pas d’aide ni subventions. Tu ne peux rien faire à coté, sinon tu mets encore plus de temps. Tu es toute seule pour tout faire.
Le film d’Amandine Gaye « Ouvrir la voix » sort demain en salles. Lors des premières projections, l’an dernier, elle parlait justement du coût de l’indépendance, et donc de l’auto-financement. C’est une liberté de ton, mais c’est aussi un appauvrissement et un épuisement physique. Tu partages son point de vue ?
Elle a entièrement raison. Pendant 5 ans tu ne gagnes pas d’argent, donc tu en perds. Ce film là m’a coûté 30 000 euros. À l’échelle du milieu ce n’est rien, mais ce sont 30 000 euros que tu lâches de ta poche. Donc pendant 5 ans tu n’as pas de rentrée d’argent et tu dois sortir cette somme. Quand Amandine parle d’épuisement, c’est tout à fait ça. Moi en plus je bosse toute seule, je n’ai pas de cadreur, d’ingénieur-son. J’ai porté le film toute seule, pendant 5 ans. Tu n’as pas forcement envie que ça dure autant. Et puis, je sortais de Don’t Panik qui m’avait déjà pris 4 ans, avec des voyages partout dans le monde. Je pensais que le prochain allait être un petit film « à la cool ». L’avantage de celui là, c’est que tous les auteurs sont parisiens, essentiellement dans le 93. Je me suis dit que ça prendrait 6 mois, voire un an maximum.
Au bout de deux ans, j’ai commencé à me dire : « Allez lâche le truc. Arrête ».
Keira Maameri
Alors qu’est ce qui a pris autant de temps ?
Aujourd’hui je n’en ai aucune idée. Aucune. Faïza (Guène) m’a dit : “C’était le temps nécessaire pour faire ce film là”. Il n’y aurait pas eu les mêmes choses, c’est sûr, si j’avais mis moins de temps. Mais 5 ans c’est long ! Quand je commence un projet, il m’est impossible d’abandonner, c’est mon défaut, comme ma qualité ! Je ne peux pas. J’ai pensé à arrêter. Mais je ne pouvais pas, je m’étais déjà trop engagée.
La dernière année (2015/2016), j’ai attendu les maisons d’éditions des auteurs. Je devais filmer chez eux. J’avais des rendez vous, et pendant un an, ils m’ont baladée. Toutes les semaines, je les relançais : “Je peux venir chez vous ? » Et à chaque fois, le rendez-vous était décalé à cause du salon du livre, d’un festival, etc. Ils n’étaient jamais disponibles. La dernière année était blanche, elle n’a servi à rien. Je n’avais aucune des images que je voulais. Je n’avais rien. Comment je pouvais les remplacer ? Quel est le plan B ? Aucune idée !! Ils ne me répondaient même plus au téléphone. Alors que je filmais des auteurs, signés chez eux ! Mais ils n’en avaient rien à faire. Je n’étais personne pour eux. Si j’étais Michael Moore, j’aurais pesé plus lourd dans la balance ! Mais là je n’étais rien. En discutant avec la monteuse, on a eu l’idée du chapitrage en calligraphie pour annoncer les chapitres du film. Finalement ça allait dans le sens du titre.
Avec tous ces obstacles, comment continuer à porter la parole des “petites gens” ?
Comme ça. Je ne vois pas d’autres moyens. J’ai une amie qui a fait un film sur le Hip-Hop à Mayotte, diffusé sur une chaîne de télévision. Elle a une boite de production, un diffuseur, mais malgré tout, elle ne l’a pas fait comme elle le voulait. Donc au final, qu’est ce qui est mieux ?
C’est malheureux que ceux qui veulent amener une parole différente sur ces sujets, parce qu’ils les vivent, soient ceux qui doivent faire ce choix ?
Oui. A un moment tu ne peux plus, tu as des factures à payer, tu dois nourrir ta famille. Très vite, tu dois choisir. Moi je n’en peux plus. En septembre ça va faire un an qu’il est sorti. Je me suis dit hamdullillah je l’ai sorti. J’en avais marre. Je n’en voulais plus, il me dégoûtait presque ! J’étais épuisée, je n’avais plus une once d’énergie. On me disait d’aller prospecter ici ou là, je n’avais plus la force. Je ne peux pas tout faire. Je suis réalisatrice, pas attachée de presse. Déjà pour faire ce film, j’ai été journaliste, réalisatrice, cameraman, chef son, chef lumière. Pour le montage, j’ai eu de la chance, j’ai eu quelqu’un avec moi. Je ne peux pas être commerciale en plus. Je vais le vendre comment mon film ? En disant “Il est génial ! “. Certaines personnes ont une réaction mitigée quand je leur parle de mon film. On me dit de « parler de la cité », je ne veux pas faire ça, moi !
Tu parles d’art, de culture, ce n’est pas compatible avec la banlieue pour certains médias ?
Je ne fais pas du social. Je fais des documentaires qui parlent de gens qui font des choses. Pourtant je suis persuadée qu’il y a une demande du public, il veut voir ça, mais les diffuseurs pensent que les gens ne viendront pas. On tourne en rond. Quand tu passes sur France télévision normalement, quelle que soit la chaîne, la vocation n’est pas à être bankable. Normalement, le service public est censé mettre en avant la diversité, la culture, même si ce n’est pas vendeur. Mais aujourd’hui on en est loin, c’est paradoxal !
C’est un combat que tu te retrouves obligée à mener, finalement ?
Oui mais ce n’est pas le mien ! A la sortie du film, j’avais contacté Arte. J’ai eu rendez vous avec eux, je leur ai donné le film. Ils devaient le regarder et revenir vers moi pour me dire s’ils le prenaient. Je les ai vus fin février, et ils m’ont assurée qu’ils me donneraient une réponse dans les 2 mois. Le film, je sais qu’ils l’ont vue, une assistante me l’a confirmé. Mars, Avril, allez Mai… Rien. Ils m’ont finalement répondu en Août et ne le prennent pas.
J’étais allée les voir en 2012, pour Don’t Panik . Le chef de la chaîne en France m’a dit une phrase horrible : “On a déjà diffusé un projet sur le Hip-Hop, cette année, c’est bon”. Qu’est ce que tu veux répondre à ça ?
Ça renvoie à ce que dit Rachid Djaïdani dans ton film : « Quand t’es maghrébin et que tu arrives à avoir un contrat en maison d’édition, faut prier pour que Karim Benzema ne sorte pas sa biographie cette année ! » Il n’y a de la place que pour un livre, film, à la fois ?
Exactement, on revient toujours à ça ! En plus, mon film, c’est pas un film sur le Hip-Hop. Quand il te répond ça, tu as envie de lui dire qu’il ne l’a pas vu, ou qu’il ne comprend pas. Je ne peux plus rien pour lui. J’essaye de faire sans ces médias, mais ce n’est pas viable.
On revient un peu à “Nos Plumes”. Tu as décidé de mettre en avant des auteurs, des illustrateurs également, pour les faire parler de leur art, et de leur perception d’eux-mêmes, en tant qu’artistes. Pourquoi ce sujet là en particulier ?
J’aime la lecture, bien évidemment. Mais là pour le coup, c’est un peu politique. Pour la France, pour le français, un écrivain c’est le summum. C’est une élite.
“Un écrivain, c’est Victor Hugo !”
Keira Maameri
C’est ce que disent les auteurs dans ton film. Comment tu l’expliques ?
Même pour la France, un écrivain, c’est Victor Hugo. En France, on parle souvent de littérature “classique” quand on parle des auteurs français, blancs, d’un temps révolu. Dès qu’on sort de ce modèle, on n’est plus dans le classique. Du coup, les jeunes auteurs, eux-mêmes, ne s’identifient pas comme écrivains. Alors qu’écrivain, c’est quoi ? C’est quelqu’un qui écrit des livres ! Comme dit Faïza Guène dans le film, c’est plus un problème de prolo, que de blancs, noirs, arabes. Mais, c’est vrai que ces populations sont souvent issues des populations prolétaires.
A contrario, dès qu’un écrivain vient de banlieue, on va parler de culture “urbaine”, quand bien même il écrit un recueil de poèmes, ou des BD. Comment fait-on pour casser ce stéréotype là ?
Pour moi, ce n’est pas à nous de les casser justement. C’est à eux de nous voir autrement, d’arrêter avec ces a priori là. Nous, on peut le dire tant qu’on veut, c’est à eux d’accepter que ce sont des écrivains à part entière. On est au coeur du “problème”, on n’a pas le pouvoir nécessaire pour changer « leur » définition. C’est à eux d’opérer ce changement, de nous voir avec d’autres lunettes.
Ça me rappelle la scène aberrante entre Rachid Santaki et une journaliste, complètement à côté de la plaque sur la banlieue, le racisme, les minorités.
Ce n’est pas la seule à voir les choses comme ça, c’est ce qui est le plus fou ! De nombreuses personnes ayant vu le film m’ont dit : « Je ne savais même pas que ces gens là existaient”, en parlant de ces auteurs. Et ce sont des personnes issues de milieux intellectuels, des gens qui lisent, des profs ! Pour moi c’est dur. J’ai fait exprès de choisir des gens qui sont visibles, qui ont déjà une certaine notoriété, une carrière. Des gens signés chez Flammarion, Seuil, Fayard, qui font des émissions de télé pour leur promo, qui ont des articles de presse, et malgré tout, on ne les connait pas ! Ils restent confidentiels. Que veux tu faire de plus ? C’est là où je me pose des questions. Au delà de qui ils sont, ce qu’ils écrivent, leur (non) visibilité est problématique.
Parfois, certains me disent “Ah mais je me souviens de l’émission de Pivot avec Rachid Djaïdani”. Ok tu t’en souviens, mais tu n’es pas allé plus loin en cherchant ce qu’il a écrit ?
D’ailleurs les scènes avec lui sont hyper touchantes. C’est le seul que tu n’aies pas interviewé, mais on le voit dans le cadre d’un club de lecture, dont il est l’invité. Le décalage entre lui et ces femmes d’un certain âge et d’un autre milieu que lui est très parlant. Il se passe quelque chose lors de leurs échanges. Comment ça s’est passé ?
J’appartiens à deux clubs de lecture, et c’est l’un d’entre eux. On lit et on parle des livres qu’on vient de lire, on propose des livres ou des auteurs. Ces femmes doivent lire une dizaine de livres par mois ! A la base je voulais proposer le sujet à mon autre club qui nous ressemble plus. Ça n’a pas pu se faire, alors j’ai tenté avec celui ci. Ce n’est pas plus mal, puisqu’elles ont lu ses livres sans a priori, vu qu’elles ne connaissaient pas. Elles ont lu ses 3 romans, dans l’ordre chronologique en vue d’une rencontre avec l’auteur. Elles étaient libres de poser toutes les questions qu’elles voulaient.
« Rachid, ya une meuf qui s’appelle Keira qui veut faire un film avec toi »
Avant de leur proposer ça, tu en avais déjà parlé à Rachid ? Tu savais s’il était d’accord ?
Non, pas du tout. Rachid, j’ai mis deux ans pour le chopper ! Pourquoi il est dans le club de lecture et pas en interview ? Pour lui, il n’est plus écrivain. Il est réalisateur. Il a eu de très mauvaises expériences dans le monde de l’édition et ne veut plus de ce milieu. Ça l’a dégoûté. Je savais que si j’arrivais à l’avoir, ça serait un one shot. Je ne pourrais pas faire mes multiples interviews comme pour les autres. Rachid a accepté parce que j’ai mis tout Paris sur son dos pendant deux ans ! J’ai supplié les amis qu’on avait en commun de lui en parler, de le convaincre. Il n’avait pas envie. Et finalement, il a accepté, pour que je le laisse tranquille ! On a convenu qu’il ne viendrait qu’une fois, pour ce club de lecture. Les femmes lui parleraient de ses livres. Elles lisent énormément de livres différents, elles ont un bagage et une curiosité à toute épreuve. Cette rencontre est superbe ! Elles sont heureuses de découvrir cet auteur, et lui se confronte à un public inattendu. C’est improbable mais ça fonctionne. Il est sans filtre, du coup il se livre énormément. Il est très poétique quand il leur répond, comme dans la vie. Je ne savais pas comment ça allait se passer car je n’avais pas pu le rencontrer avant. Il a joué le jeu, et a apprécié le moment. Par contre il n’a pas voulu voir le film en projection, et m’a demandé de lui envoyer. Je lui ai dit “Rachid, non. Moi je veux que les gens viennent voir le film sur grand écran”. Donc il a laissé passé 2 ou 3 projections et il est finalement venu. Il avait sûrement peur que je le saoule encore ! (rires) ! Il est venu, mais vraiment à reculons. Et là, il m’annonce qu’il s’est pris une claque. Il a été complètement bluffé par Faïza, par exemple !
J’avais envie de la prendre dans mes bras pendant le film ! (rires)
Elle est d’une finesse et d’une intelligence, c’est hallucinant ! Elle a la trentaine, et est hyper mature par rapport à son métier, aux médias. Le succès qu’elle a eu très tôt aurait pu la briser, mais elle est très équilibrée par rapport à ça. Et puis c’est la seule femme du film !
Alors justement, comment as-tu choisi ces auteurs ?
Essentiellement parce que je les ai lus et que j’ai aimé leurs oeuvres pour différentes raisons. J’ai découvert cette littérature là, dite “urbaine” avec le premier roman de Rachid Djaïdani, Boumkoeur, qui était le premier à écrire comme nous et à avoir un gros succès. Ensuite, j’ai lu Faïza, Santaki, El Diablo avec les lascars, Berthet One.
Pourquoi avoir inclus des BDistes avec des auteurs dans ton film ?
Au début, ils n’étaient pas dans le projet. Je voulais parler des mots plus que des images. Je voulais vraiment parler de la littérature française, mais je voulais aussi mettre en lumière ces talents là. J’en ai parlé à une amie, qui comprenait que je dénonce l’aspect cloisonnant du milieu littéraire envers les auteurs de banlieue mais regrettait que j’agisse de la même manière envers les illustrateurs. Je reproduisais les clichés d’une culture élitiste, donc j’ai décidé de les intégrer. Même en BD, ils restent en minorité dans ce milieu là et leurs discours étaient pertinents.
La représentation compte aussi dans ces domaines là ! On a besoin aussi de modèles chez les auteurs, non ?
Ça me rappelle une phrase dans Don’t Panik : “I don’t want to be a role model” mais malgré toi, quand la lumière se pose sur toi alors qu’elle ne se pose jamais sur des gens comme toi, tu l’es forcément. C’est ce que dit Faïza : « J’en suis une parmi tant d’autres juste parce que j’existe”. C’est pareil avec les médias. A partir du moment où tu émerges, on va te solliciter pour parler des banlieues. Le dilemme est d’accepter de jouer ce rôle que tu ne veux pas, ou le laisser à d’autres, en risquant qu’ils en parlent mal ? C’est compliqué !
As-tu encore des envies de réalisation ? Des idées de thèmes à aborder ?
Cette année, j’ai fait une pause complète. Je viens de reprendre le boulot. Tant que je n’ai pas de production, je pense que je ne me relancerai pas dans un projet de film. C’est trop épuisant, usant … Physiquement, ce genre de situations te transforme, c’est trop stressant, trop lourd. Il y a de bons retours, mais à quel prix ?
S’il y a des mécènes, des producteurs qui nous lisent, venez ! Keira vous attend ! (et nous aussi !)
Oui ! Des talents, il y en a pleins ! Demandez-nous. On connait tous des gens qui déchirent dans tous les domaines : mode, street-art, coiffure, bâtiment. Venez nous voir et demandez-nous ! S’ils sont vraiment curieux, et s’ils en ont vraiment envie, ils viendront. Ça dépend de leur volonté, pas de la notre. Nous, on peut toujours aller taper à toutes les portes, s’ils ne veulent pas ouvrir, tu n’y peux rien. Ils sont décisionnaires, pas nous. Nous, on peut juste leur rappeler qu’on existe. Si on avait déjà le pouvoir du nombre, on n’en serait pas là. Et s’il y a bien une chose que la France a su faire, c’est diviser les gens. Avoir du poids, ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est aussi un engagement collectif. Et ça on a du mal à impliquer les gens, à les fédérer autour d’une unité, d’une solidarité.
Pour ceux qui n’auraient jamais vu tes films précédents, comment faire pour les voir ? Il y a possibilité de les voir en ligne ou pas ?
Ah non, je n’aime pas ça ! Pour moi, ce qui est important c’est que les gens découvrent le film sur grand écran. Il y a une telle émulation, à le voir ensemble, de vivre ça ensemble !
Donc pour les voir, il faut organiser des festivals et projections ?
Voilà ! Cela dit, On s’accroche à nos rêves qui date de 2005 tourne encore aujourd’hui. Il y a eu quelques projections de ce film cette année ! Le film a 12 ans et il est daté, mais il touche encore les gens. Don’t Panik, c’est le seul film dont on a fait un DVD. C’est tellement beau de voir un film sur grand écran avec du bon son, et c’est aussi un engagement de venir à ce genre de projections. C’est mieux de venir assister au film, de rencontrer les protagonistes, alors que chez soi, t’es dissipé. C’est aussi pour le respect des gens à l’écran. Il y a une portée politique dans mes films, ce n’est pas que de l’entertainment. J’ai envie que vous écoutiez ces gens là pendant 1h23. Ce qu’ils racontent est tellement important qu’il faut faire l’effort. Ça peut avoir un impact énorme pour un jeune de 17/18 ans!
Dernière question Keira, quels sont tes coups de coeur du moment ?
Il faut aller voir la Biennale des photographes du monde arabe contemporain à l’Institut du Monde Arabe et à la Maison Européenne de la Photo, c’est superbe !
J’ai aussi deux gros vrais coups de cœur pour les documentaires Mariannes Noires de Mame-Fatou Niang et Ouvrir la voix d’Amandine Gay, dont on parlait. Tous les deux traitent enfin de la femme afrodescendante et réalisé par des afrodescendantes. Deux vrais bijoux !!
Sinon, je lis plusieurs livres en ce moment dont Malcolm X : A life of reinvention écrit par le professeur Manning Marable. Je vous le conseille !
Keira Maameri continue à faire vivre Nos plumes en le projetant un peu partout. Cet été, elle est allée le montrer en Argentine. Le mois dernier, les Lyonnais ont eu la chance de le voir. Si vous êtes parisiens et que vous n’avez pas la possibilité de le voir ce soir, il sera visible à La Place (Châtelet Les Halles) les 16 et 17 novembre. Pour la province, il sera projeté à Saint-Paul-Trois-Châteaux ce samedi (14 octobre); à Marseille, ce dimanche (15 octobre), et à Allonnes le 9 novembre. Amis belges, vous pourrez le voir à Bruxelles début novembre.
Les autres documentaires tournent aussi un peu partout. Don’t panik sera à Nîmes le jeudi 26 octobre et On s’accroche à nos rêves dans quelques semaines à Montpellier.
Vous pouvez suivre l’actualité des projections sur la page Facebook du film. Allez-y le voir de notre part. Et lisez. Lisez les livres de ces auteurs, soutenez les ! 😉
[…] au musée. Ma solution, ça a été d’y inviter des filles ! Et ça marchait ! Je le raconte dans le documentaire de Keira. Si ça pouvait marcher avec la fille, c’est bien, mais moi je kiffais surtout y aller ! […]
[…] Pendant la discussion, Cyril a mentionné les livres et auteurs suivants : Le racisme est un problème de Blancs, de Reni Eddo-Lodge (on s’est planté sur son nom, désolée), L’alchimiste de Paolo Coleho, des romans policiers comme ceux de Chester Himes ou de George Pelecanos, ou encore les livres de Léonora Miano, Le dictionnaire de la négritude de Mango Betti, ou bien les romans Cette aveuglante absence de lumière de Tahar Ben Jelloun, ou Chroniques de l’asphalte de Samuel Benchetrit, ainsi que le documentaire de Keria Maameri, Nos plumes. […]