La situation des sans abris à Paris est telle que, malheureusement les associations organisant des maraudes fleurissent et sont mêmes débordées très rapidement. Comment se démarquer les unes des autres, et surtout comment apporter une aide différente à cette population déjà si marginalisée ?
Une jeune femme, Heger Barkati, a créé avec quelques amis, une association ayant pour but de retisser un lien social longtemps laissé à l’abandon avec les sans abris, appelée « La rue tourne« . Une de plus, me direz-vous ? Peut-être, mais au delà des maraudes dites classiques, Heger, ou Agy comme l’appellent ses amis a voulu mettre en avant la parole de ces personnes à la rue, et la sensibilisation des plus jeunes à cette réalité, le tout dans une ambiance joviale !
Rencontre avec une jeune artiste, car elle est photographe, et entrepreneuse sociale d’un nouveau genre.
Agy, peux-tu te présenter ainsi que ton parcours en quelques mots ?
On me prénomme Agy, mais ce n’est pas mon vrai prénom. J’ai 31 ans, j’habite à coté de Versailles, dans le 78. J’ai fait des études de sociologie et aujourd’hui je suis chef de mission dans la conduite de changement, dans une petite entreprise. On aide les entreprises, les associations, n’importe quelle structure à créer un changement pour qu’il soit bénéfique à l’ensemble de l’organisation et aux bénéficiaires.
Même dans ton travail, il y a une démarche d’aller vers les autres, d’aider ton prochain donc ?
Oui, c’est l’envie de changer les choses. C’est pour ça aussi que j’ai accepté ce boulot. Je suis déjà en contact avec des publics fragiles, comme par exemple des jeunes décrocheurs, des habitants d’une co-propriété dégradée, les biffins à porte de Clignancourt. Moi j’ai une attraction particulière pour les publics dit fragiles, parce qu’en travaillant avec eux, on réalise qu’ils sont certes fragiles, mais ils ont un pouvoir d’agir hyper important, qui n’est pas dévoilé.
On ne les guide peut être pas assez ou pas comme il le faut pour le dévoiler ?
C’est ça. On les cantonne à cette notion de fragilité, ou de précarité, à ce statut de victimes. C’est une terminologie très négative. Et on se rend compte rapidement quand on discute avec eux, qu’ils ont une capacité d’interagir sur leur destin. Par exemple, des décrocheurs, dans l’esprit des gens, c’est des jeunes qui ne travaillent pas à l’école, ou qui n’y vont pas, et donc ils ont ce qu’ils méritent. En fait, il faut creuser un peu plus loin, un décrocheur c’est parfois un jeune qui a perdu très tôt un de ses parents, ou qui a un parent alcoolique ou qui subit des violences et c’est ça qu’il faut dénouer pour rendre la capacité d’agir à ces personnes là, assez simplement.
Il y a un effort de compréhension à faire, et qui n’est donc pas fait sur leur parcours, situation ?
Exactement ! Et ça fait partie de mon parcours “sociologique” en quelque sorte. Pendant 5 ans, à la fac, on a mené des entretiens avec les gens et on a appris à dénouer les représentations, à aller chercher pourquoi les gens sont comme ça au moment où on les rencontre. C’est très important cette notion, parce qu’on la retrouve dans pleins de thématiques que traite la société aujourd’hui. Prenons l’exemple du terrorisme, pourquoi un type va décider de partir et s’engager en Syrie pour faire le djihad ? Il y a tellement de raisons, mais il faut creuser pour comprendre ce qui se passe !
C’est tout à fait l’inverse de ce qu’a tenté de faire Manuel Valls en tant que Premier Ministre… « Comprendre, c’est déjà excuser”
Oui, on tape et on ne cherche pas à comprendre. On ne prend pas le temps de poser les choses, de comprendre et de se dire : “Peut être qu’en fait c’est nous qui créons le problème ?”
Tout déconstruire pour mieux bâtir ?
C’est ça ! Moi, j’aime bien tout casser, je me suis toujours dit que j’aurais pu faire carrière dans le BTP ! J’aime bien casser des choses, parce que ça permet d’avoir une vision globale du truc. On sait comment on va reconstruire en cassant. On sait qu’on peut mieux construire, plus sainement. Les choses qui ne vont pas soutenir la structure, on la va les laisser de coté et on va passer au béton armé et reconstruire solidement. Ce n’est pas juste de la rénovation urbaine qui met un peu de couleur sur les bâtiments et se disant “on a fait le taf et tout va changer” alors que c’est toujours aussi fragile. Rien ne change pour les gens en fait.
C’est donc cette réflexion qui t’a amenée à créer l’association “La rue tourne” ?
Oui, j’ai créé « La rue tourne » avec 4 de mes collègues, avec qui j’avais déjà travaillé dans une autre association auparavant. Ça ne s’était pas très bien passé à cause du pouvoir et de l’égocentrisme de certains qui avait pris le dessus sur la vraie mission. Attention, je ne dis pas que je n’ai pas d’ego à faire ce que je fais. Symboliquement, on a tous un intérêt, et ça fait toujours plaisir d’entendre dire que ce qu’on fait est cool ou utile, mais je ne le laisse pas déborder sur la mission principale de l’association, parce qu’on est là pour les gens avant tout.
Donc on a créé cette association, « La rue tourne » de manière collégiale, parce qu’on ne voulait pas de hiérarchie, pour pouvoir se concentrer sur l’action de l’association.Il n’y pas de président, pas de trésorier, pas de secrétaire, on est tous au même niveau, et tout le monde participe aux décisions. L’association va bientôt avoir deux ans, et la première des missions est de sensibiliser le grand public à la cause des sans abris. Quand on s’est lancé, on a débarqué sans que personne ne nous connaisse, ce n’était pas évident, il fallait tout reconstruire à zéro. Et on sait qu’on ne va pas changer la donne, clairement. La précarité est là, et ce n’est pas parce qu’on va débarquer à vingt que tout va s’effacer ! Par contre, ce qu’on peut faire de manière assez cool et simple, c’est de sensibiliser les gens, parce que maintenant on a internet. On peut trouver des bénévoles facilement quand on a un discours sympa, novateur. On va avoir des visuels, des photos, on va faire des portraits, des reportages. On va commencer comme pour déconstruire les choses et on verra après comment on évolue.
Et puis, très vite, on s’est dit : sensibiliser des adultes c’est mortel, mais ça se passe où le décalage ? Est ce qu’on aurait pas intérêt à aller voir les enfants pour leur parler des sans abris ? Mais comment en parler à un enfant de CE2, en fait ? C’est hyper délicat ! Pris sous l’angle de la précarité, ça peut renvoyer à des parcours qui leur sont communs, donc on s’est dit, on va traiter de solidarité et on va prendre ce prétexte de la solidarité pour faire passer des messages. On va essayer de leur dire : voilà c’est peut être pas la solution à tout ça, mais ça fait partie des choses qui peuvent aider les gens de manière globale et plus particulièrement les sans abris que vous pouvez croiser tous les jours. Donc voilà, on a la maraude, la sensibilisation, et on a le volet média, en finalité pour valoriser tout ça.
Alors justement, parlons tout d’abord du volet média un instant. C’est assez pertinent et novateur. Forcement pour sensibiliser un maximum de personnes, le coté visuel est important. Toi qui fais des photos depuis longtemps, tu fais des portraits des sans abris. C’est une volonté de mettre la visibilité sur eux essentiellement ?
Quand j’avais commencé dans l’associatif sur ce volet là, la phrase que j’avais trouvée c’était : “rendre visible les invisibles”. On ne peut pas faire 100 mètres sans voir un, deux, trois sans abris à Paris. Et au final, personne ne leur parle. Ton oeil s’y habitue et on tourne le regard. Ton coeur s’y habitue aussi et du coup on ne les voit plus. Ce qui m’a vraiment frappée, c’est les gueules que je vois dans la rue. Et derrière ces gueules là, qu’est ce qu’il y a ? Et la photo, effectivement ça fait bien entendu partie du volet sensibilisation, mais aussi du volet estime de soi pour eux. Je m’intéresse au public mais aussi et surtout aux sans abris. Mon boulot c’est de prendre des photos mais aussi de leur montrer tout de suite ce que je fais, comme je le ferais avec n’importe qui. Et ensuite je viens leur montrer la photo retouchée, et parfois même les commentaires des gens sur leurs photos. Parce qu’on peut créer un lien avec eux, même si on met ça sur internet ! Nous-mêmes on peut aussi aller voir les gens et leur dire voilà les gens t’ont dit ça, qu’est ce que t’as à leur répondre ? Et pour moi la photo, c’est très parlant parce que je suis photographe bien sûr, mais au delà de ça, il faut aussi raconter leurs récits. Certes, une photo raconte des choses, mais un journaliste bénévole pourra toujours mieux les raconter, et en faire un vrai portrait complet, avec un traitement différent. On a deux super journalistes qui s’en chargent. Et c’est vraiment ce qu’on voulait, on fait de l’associatif, c’est cool, on fait ça sur notre temps libre, mais ça ne nous empêche pas d’être pro dans la démarche, dans l’organisation et dans le rendu qu’on a. Moi je vois plein d’associations qui font des photos volées de sans abris, d’un peu loin, ou quand ils dorment.. Je ne pourrais jamais faire ça ! Ce n’est pas parce qu’il est assis par terre que je n’ai pas de respect pour lui. Je vais lui demander et si je me prends un râteau, ben je me prendrais un râteau, et peut être que dans trois semaines, il dira oui ! C’est arrivé récemment avec Nicolaï à Châtelet, impossible de le prendre en photo pendant des mois. Je lui demandais à chaque fois, rien à faire. Et un jour, alors que j’ai mon appareil photo autour du coup, c’est lui qui me demande “Pourquoi tu me prends pas en photo ?” Il fallait ce temps d’adaptation, pour que le lien de confiance se crée. En tant qu’artiste photographe, je suis obligée de l’accepter, c’est l’image de la personne, et certainement au pire moment de sa vie en plus. Il y a une question de dignité qui est flagrante ! Au tout début on me disait “Agy tu embellis la réalité”, c’était censé être un commentaire négatif. Je me suis pris une grosse gifle, je me suis vraiment demandée si je ne faisais pas le contraire de ce que je voulais faire passer comme message? Mais finalement, pourquoi les gens de la rue n’auraient pas besoin de beauté en fait ? Ça ne veut pas dire que la misère est belle, il y a parfois des rencontres hyper difficiles. C’est pas parce qu’on fait ça de manière joviale, que la réalité est cool. C’est juste que, je ne peux pas le faire en étant déprimée, sinon c’est la dépression collective ! Et puis, on n’est pas là pour leur apporter des larmes, on est là pour leur apporter une bulle d’énergie, de jovialité a un moment T. Peut-être que ce moment T va durer 5 minutes, mais au moins on l’aura créé.
Comment se passe le pole sensibilisation avec les enfants ? Vous allez dans des écoles, vous faites des ateliers ?
Ça a commencé pendant l’opération de Noël, il y a deux ans. On a sollicité des écoles en se disant pourquoi ne pas demander à des enfants de faire des cartes de voeux pour les sans abris. Le chocolat ça se mange, c’est très bien, mais avoir un objet physique c’est encore mieux. Des cartes de voeux faites par des enfants, même des CP, je suis sure que ça va faire effet. Donc d’une amie à une autre, on commence à avoir des liens avec une institutrice à Gagny (93), une autre près de chez moi à Chaville (92). Toutes les deux sont d’accord pour faire des cartes de voeux. On fait passer le mot sur internet, on reçoit des cartes de Lyon, de Montréal, de Belgique, c’était mortel ! Et ces deux institutrices avaient une vraie dynamique pédagogique, et m’ont demandée de venir parler aux enfants ! Là j’ai bloqué ! Comment je parle de ça à des enfants ? Et puis dans une des deux classes, il y avait mon neveu, qui avait 8 ans à l’époque. Comment je vais m’en sortir ? Ça me paraissait impossible. Et pour rajouter à la pression, l’une des deux institutrices avait négocié que je parle devant TOUTE l’école ! Moi j’ai un rapport particulier à l’école, ça me renvoyait à des choses pas agréables, donc je n’étais pas sereine.
On a réussi à créer un petit groupe de travail dans l’association, en se posant les bonnes questions. On s’est dit qu’on allait prendre l’axe de la solidarité, et qu’on allait dans un premier temps, mettre en place un atelier débat, avec eux. En plus au début on n’avait pas forcément de parents dans l’association. Aujourd’hui, on a une institutrice, une enseignante en collège, une avocate etc.. donc pleins de compétences différentes. On a donc créé un petit atelier débat avec eux : qu’est ce que la solidarité ? Quels sont les exemples dans votre vie ?
Et comment ça se traduit ? Tu leur laisses la parole ?
Le but et le secret était de les faire parler pour rebondir sur ce qu’on fait. Je t’avoue que même avec cette formule là, tu as toujours des questions qui te coincent.
La question qui t’a laissée sans voix justement ?
Alors on parlait de donner de l’affection aux gens, et ya un petit qui lève la main, tout au fond de la classe, tu sais comme le cancre du fond quoi! Je lui donne la parole et il me demande “ouais mais toi, c’est qui qui te donne de l’affection?” C’est un des plus gros moments de solitude de ta vie là, tu sais pas quoi répondre ! Et là j’ai répondu “Ma maman” (rires). Je pouvais leur dire que ça sans rentrer dans un débat sans fin. Et ça les renvoyait à quelque chose qu’ils pouvaient comprendre ! Mais c’était génial comme moment, c’est vraiment ça qu’on voulait ! Les enfants comprennent bien plus de choses qu’on le pense.
La deuxième lecture, c’était le coté mignon ! C’est vrai, toi qui aide les gens, qui t’aime en fait ? Bon sur le coup, je l’ai pas pris comme ça (rires). C’est ce qui est intéressant avec les enfants, au delà de la réalité de la vie dans la rue, ils sont sans filtre. Ils te disent cash ce qui est pertinent ou pas, et tu vois tout de suite comment les adultes autour d’eux réfléchissent. Est ce que les sans abris c’est des voleurs, est ce qu’ils sont dangereux, tu vois toutes les représentations qu’on peut avoir communément.
T’as perçu une peur des sans abris de la part des enfants ?
Franchement non. J’ai jamais eu ce ressenti là, parce qu’en plus de parler des sans abris en général, je montre les photos et je parle vraiment des parcours, pour les humaniser au maximum. Il fallait leur montrer ce qu’était un sans abri, qu’il pouvait avoir une barbe bien taillée, qu’il pouvait avoir un grand sourire, un chien trop mignon. D’un atelier de sensibilisation à un autre, on me demandait des nouvelles d’untel “Comment il va matéo, tu lui passeras le bonjour ». D’une séance à une autre, les enfants me racontaient “j’ai demandé a ma maman un euro pour donner a un sans abri”, ou “je me suis arrêté et j’ai dit bonjour à un sans abri”. C’est génial ! Par exemple, mon neveu a commencé a faire des maraudes avec nous à 8/9 ans. Je ne suis pas allée lui dire de venir faire des maraudes avec moi, ça a vraiment été une démarche personnelle. Un jour il vient me demander “Tata, je peux venir en maraude avec toi ?” Tant que les parents sont d’accord, ça ne me pose pas de problème, ça commence comme ça!
En plus de ton neveu, tu as eu des demandes de parents/enfants pour organiser des actions sur le terrain avec des enfants ?
Il y a eu une demande de la part des parents d’élèves de Gagny il n’y a pas longtemps pour les emmener en maraude début janvier pour la dernière maraude de Noël, et ça n’a pas pu se faire. Mais c’est délicat. Moi j’aime bien emmener un enfant une fois de temps en temps, mais faut pas que ça tourne à la visite de zoo en fait. C’est la limite. Récemment, on a eu un gamin de 10 ans qui était là avec sa maman et il était crevé de sa journée mais ça se voyait qu’il était hyper content. C’est pas Disneyland, on traîne dans la rue, il fait froid, il pleut, on s’assoit par terre, mais il comprend qu’il se rend utile, à travers des petits gestes, à travers des bonjour, des mains serrées.
Quels retours tu as eu des enfants et même des adultes qui ont participé à leur toute première maraude grâce à « La rue tourne » ?
Leur première réaction en général c’est “je ne pensais pas que c’était comme ça”. Ils ont une vision assez « old school » de l’aide aux sans abris. Distribuer le plus de repas, cette notion d’interaction bi-latérale. Ils ne pensaient pas en apprendre et prendre autant qu’en donner. Et c’est un peu ce qu’on voulait, on voulait couper net avec cette manière de faire. Quand on voit quelqu’un par terre, et ben on va s’assoir par terre avec lui, c’est la base pour moi, mais ce n’est pas évident pour tout le monde. On a tous nos représentations, et, certains se sont parfois fait insultés, agressés par des sans abris, ou n’ont pas toujours eu une bonne image, et c’est donc à déconstruire. Là, ça va au delà de la première maraude. Mais la réaction la plus fréquente c’est quand même “ouais c’était cool”.
C’est vrai qu’au final, même si ce sont des situations malheureuses, il y a un vrai partage avec les personnes qu’on y rencontre. Il y a des parcours incroyables. Tu le vis comment ?
Il y a de vraies histoires, c’est clair ! On vit dans un contexte hyper compliqué, déprimant, mais on a besoin d’entendre, de se raconter des histoires en fait. On a besoin de se recentrer sur des trucs simples. Ça fait un peu coach de vie comme discours, mais c’est vraiment important. Une maraude c’est 3 à 4 heures. Quand tu as fini, tu rentres chez toi, tu vas prendre une bonne douche, tu vas voir tes proches, tu sais que tu peux te mettre entre parenthèses pendant cette période et donner le meilleur de toi-même à ce moment là. J’ai des potes qui ne pensaient pas pouvoir le faire, c’est vrai qu’en termes d’énergie, d’émotions, c’est dur, tu es vidé. Mais ils l’ont quand même fait et ont aimé. Je me rappelle des premières maraudes que je faisais, ce n’était même pas de la distribution de nourriture, c’était des discussions. On allait voir les sans abris et on parlait avec eux. Mon premier témoignage, mes premières photos de sans abris, c’était à St Lazare, avec Jean Claude, et c’était des barres de rire pendant tout l’entretien ! Même si c’était des choses difficiles, il le racontait avec jovialité et je m’en rappelle, en rentrant, je me suis posée ds mon RER et j’ai pleuré, parce que humainement, j’étais vidée. Pendant 3 heures, j’avais discuté et fait de l’écoute active. Parce que écouter c’est une chose, mais écouter activement, c’est plus éprouvant. T’es une éponge, et t’en ressors rincé. Ça m’arrive encore de vivre des maraudes comme ça, c’est beaucoup plus rare, mais quand t’es fatigué et que t’as entendu des trucs qui te rapprochent de ton parcours ou de choses autour de toi, c’est encore difficile. Ton entourage ne le comprend pas forcément parce que t’es quelqu’un de jovial au quotidien, sauf que t’es humain, et la réalité elle te met une gifle. Il faut l’accepter et serrer les dents.
Quand j’ai fait la maraude avec toi, en janvier, il y avait cet artiste / coiffeur anglais, Joshua Coombes, qui fait donc des coupes de cheveux aux sans abris, et les rend encore plus beaux. Comment s’est faite la rencontre ?
Joshua c’est quelqu’un de génial. La première fois qu’il est venu sur Paris pour faire ça, il cherchait une association qui pouvait l’accompagner dans la rue, qui connaissait un peu le terrain. C’était pour la maraude de Noel de l’année dernière, et il nous a trouvés, nous ! C’est lui qui nous a contactés directement. Je vois son profil avec 40 000 followers, j’ai halluciné. Je me suis dit comment ce type est tombé sur nous ? On venait d’avoir un an, c’était mortel, et donc on l’emmène en maraude, sauf que il faisait hyper moche, on n’arrivait pas à trouver des gens dans la rue. Et puis, il est revenu et nous a recontactés, on avait une maraude de prévue dans ce créneau, en janvier dernier donc. Donc il nous a accompagnés en maraude avec nous et on a trouvé un petit groupe de tunisiens, près de Gare de Lyon qui ont accepté des coupes, et encore ils étaient un peu récalcitrants au départ. Mahmoud a été le premier à accepter, les autres n’étaient pas chauds au début. Et quand ils ont vu la petite mèche sur le coté, le petit coup de gel, ils ont enlevé leurs vestes et se sont posés pour leur coupe ! Ça participe à l’estime de soi ! Avoir quelqu’un qui te touche, qui est si près de ton visage alors que tu es sans abri et que les gens sont normalement dans la distance avec toi, il y a pleins de petits trucs qui rendent cette action superbe ! Il discute avec les gens, bon là c’est pas évident parce qu’il parle en anglais donc faut quelqu’un qui puisse traduire mais quand même, il y a un lien particulier. Il leur demande : “Qu’est ce que tu veux comme coupe ?” “Tu veux écouter quoi comme musique?” il est hyper attentif avec eux, et proche des gens. Le gars fait le tour du monde avec ça ! Juste après il était à Cancun, à New York. On aimerait bien avoir de plus en plus de profil comme ça qui font des choses différentes, qui apportent un petit plus.
Nous on fait des maraudes alimentaires, d’accord, mais c’est quoi le truc en plus ? C’est le temps qu’on y passe, c’est les chocolats, c’est les livres, c’est le coiffeur. Voila c’est ce qu’on veut dire aux gens. Qu’est ce qu’on peut apporter aux gens qui leur amène le petit kiff ? Quand on a commencé à distribuer des chocolats à Noël, moi je me suis bêtement demandé : “Je veux quoi, moi, pour Noël ? Ben du chocolat ! » Mais faire une collecte de chocolat pour Noël, comment les gens vont le prendre ? En fait, les gens comprennent très bien, ils savent qu’aujourd’hui l’aide en terme de survie alimentaire, elle est hyper présente sur Paris. Les sans abris ne meurent pas de faim, ou alors vraiment parce que c’est une démarche personnelle, mais ils comprennent que réhumaniser les gens, ça passe par là. Ça passe par le petit plus que tu peux apporter. C’est pour ça qu’on essaye d’être novateur à ce niveau pour toujours chercher l’étape suivante.
En terme de logistique, il faut une organisation conséquente pour mener ces actions. Vous êtes combien d’adhérents dans cette association ?
Alors, on a toujours ce fameux souci de comptabilisation des effectifs ! Entre les adhérents qui ont payé leur adhésion, les bénévoles, les bénévoles actifs, on arrive à 80. Il est cool ce chiffre. 80 personnes qui sont prêtes a se mobiliser. A côté de ça, sur une maraude normale, hors grosse action de Noël, on a entre 20 et 25 bénévoles à chaque fois. Donc pour moi, c’est qu’il y a 25 bénévoles actifs. Donc on passe de 80 à 25. Et j’ai pas de souci à le dire, si on était 5 a bouger je le dirai. C’est pas le chiffre qui fait l’action.
Tes projets a court, moyen et long terme pour l’association ? La développer pour faire ce genre d’actions en province? Ou développer ponctuellement de plus grosses actions avec plus de personnes ?
On vient d’avoir l’AG de l’association. Le bureau a changé, je pense qu’on va vraiment restructurer l’association et faire en sorte que les groupes de travail actuels soient vraiment autonomes afin d’avoir plus de puissance. Aujourd’hui c’est un peu compliqué de gérer un peu tout et pas grand chose parce que le temps manque, donc tu te disperses. Les ateliers de sensibilisation, quand t’en as fini un, tu ne penses pas forcément au prochain parce qu’il y a une grosse maraude qui arrive. Donc là, l’idée c’est de créer des îlots et de définir le rôle de chacun, faire des retroplannings de l’année pour noter les temps forts, pour les ateliers de sensibilisation, et aussi pour les maraudes. On a fait la St valentin, on va essayer d’organiser une fête des voisins, on a Solidays, pleins de trucs qu’on a déjà fait l’an dernier, et j’aimerais monter en puissance. On a fait des actions super, mais l’année prochaine ? On fait quoi de mieux? Il faut mettre la barre plus haut tout le temps, pour rajouter une plus-value, et c’est le plus important pour moi. Tweeter, montrer des photos c’est cool, mais sur le terrain il se passe quoi ? Même si ce n’est qu’une goutte dans l’océan, tu changes quoi pour le sans abri qui est devant toi ? Si je fais le bilan de l’association, on a vu des dizaines de sans abri mais techniquement, on a pu en accompagner combien, même sur du court terme ? Combien on en a vu plus de 4 fois ? Là, les statistiques elles changent, c’est obligé !
La plupart des sans abris que vous croisez sont des gens qui sont dans la rue depuis très longtemps ? A part les aider ponctuellement, tu penses que tu peux accompagner certains à aller vers une réinsertion ou ça dépasse les limites de ton association ?
C’est une vraie question, et c’est très délicat. Ça fait 3 ans pleins que je fais ça et la réinsertion est difficile. On a essayé une fois avec un sans abri qu’on avait réussi à recaser dans une collocation solidaire dans le Sud de la France, très bien accompagné avec une psychologue, une assistante sociale etc.. Ça s’est bien passé quelques semaines, mais ses démons ont repris possession de lui, à travers ses addictions, et ça s’est mal passé. Je suis un peu pessimiste sur la question. Pour moi, il y a trop de sans abri et pas assez de moyens. Parfois les gens sont dans la rue depuis 3 semaines, et on a l’impression que ça fait 10 ans. Ils ont déjà pété un câble, sont déjà hyper abîmés physiquement. Comment tu rattrapes ça ? Nous c’est clairement au delà de nos compétences, même si on a quelques profils comme ça parmi nos adhérents, (on a des assistantes sociales, des avocats..) donc parfois on peut dénouer ponctuellement des situations, mais on ne peut pas les accompagner sur du long terme. Aujourd’hui j’aimerais bien avoir un système de parrainage avec les sans abris. A coté de mon bureau il y a Mourad, je pourrais aller le voir quasiment tous les midi, mais voilà, qui est capable de s’engager autant ? Ce n’est pas du tout un jugement de valeur, tu ne peux pas demander ça aux adhérents ou bénévoles. Nous, on peut créer le lien entre les sans abris et les structures nécessaires, éventuellement. Après, je ne blâme pas les assistantes sociales, mais quand j’entends certains discours, je me dis qu’on n’est pas sorti de l’auberge.. Elles sont parfois loin de la réalité. Quand il s’agit de renouveler une pièce d’identité pour un sans abri, il y a des freins administratifs énormes. Combien de sans abri n’ont plus de papier parce qu’ils n’arrivent pas à les refaire ? Certains veulent voter mais ils ne peuvent pas, c’est hyper compliqué. C’est même plus du pessimisme, c‘est la réalité. Quand bien même, ils retrouveraient un logement, est ce qu’ils sauraient s’adapter ? Quelqu’un qui a passé des années dans la rue, le remettre entre quatre murs n’est pas pour moi la bonne solution. Et même s’il arrive à rester dans ce logement, est ce qu’il va retrouver un travail ? C’est un serpent qui se mord la queue. Parfois tu vois des gens dans la rue, tu sais qu’ils cherchent un boulot, un logement etc et là t’es bloqué, tu bégayes, t’as pas de solution.
Parlons maintenant du projet photo que tu viens de lancer “Minorités visibles” ? Raconte nous un peu la genèse ?
Minorités Visibles, c’est dans la continuité de ce que je fais tout les jours dans mon travail ou dans mes activités associatives : donner la parole aux premiers concernés. Dans la vie de tous les jours je suis quelqu’un de peu sociable, non pas parce que je n’aime pas les gens mais parce que j’aime que mes interactions soient riches en sens. Et Minorités Visibles c’est pile ce que j’aime, rencontrer des gens tous aussi différents les uns que les autres, et qui ont des choses à dire… mieux, qui ont besoin aujourd’hui qu’on fasse écho à leur parcours, à leur vie, à toutes les choses positives qu’ils représentent et qu’on ne voit pas dans notre société française. L’idée, assez simplement est de montrer qui nous sommes en tant que banlieusards. Le contexte est un peu compliqué, on a l’histoire de Théo, l’énième violence policière, et tout le traitement des média de cette affaire et des soi disant « émeutes ». Je me suis demandé ce que je pouvais faire à la hauteur de ce que je sais faire pour donner un autre regard là dessus ? On bosse, on vit en banlieue. On sait qu’il y a du talent, de l’énergie, les gens sont là et c’est pas tous des casseurs, qui foutent la merde. L’islamophobie, la négrophobie prennent de plus en plus de place. On arrive aux présidentielles, et tu sens que c’est le moment, toute la haine est de sortie.
Moi je voulais montrer des choses positives, des gueules que je vois tous les jours, à qui je parle tous les jours, des étudiants en philosophie, des journalistes, des chômeurs ! Je ne voulais pas juste montrer des gens qui réussissent, mais la vraie vie. Moi je veux voir les vrais gens avec leurs réussites et leurs échecs. Ceux que je vois quand je vais à Gonesse, à Montreuil, à Epinay, les vrais gens qui n’ont pas forcement un discours et des belles phrases sur “je suis un arabe et pourtant j’ai réussi”. Ça je m’en fous et ça me gonfle. Je veux juste prendre en photo des gens qui sont ici et là et qui pourront répondre à quelques unes de mes questions, pour donner une image positive et réaliste de la banlieue.
Apres je sais pas où me mènera ce projet. Ça se trouve, il ne sera vu que par des racisés ou des banlieusards, ben c’est pas grave. C’est déjà ça. Même si l’idée serait de sortir de ça pour montrer aux autres, mais je n’ai pas de grandes attentes. Je veux juste créer déjà pour moi des moments de rencontres, d’aller dans leurs quartiers et discuter avec eux de ce que ça représente pour eux, comment ils voient la banlieue, des choses basiques. C’est un projet sur le long terme, j’espère en faire une exposition un jour… encore un prétexte créer du lien.
Et ton regard sur la banlieue, sur ce que c’est que d’être une minorité visible ?
Je vis ds une banlieue tranquille du 78, à coté de Versailles. Mon bâtiment fait 4 étages, c’est pas l’image cliché de la banlieue. Il n’empêche que j’ai été la petite maghrébine d’une ville blanche et que la violence symbolique, je l’ai vécue très tôt et très fort, et je la vis encore aujourd’hui. Parfois j’ai encore l’impression que je suis le quota maghrébin acceptable. Tu es la petite frisée qui sait bien parler. Ça génère une frustration, une violence, et dans les faits, elle doit se ressentir. Donc je comprends la violence, ce qu’on appelle « la casse ». Voilà, on s’exprime, et bien. On crée nos canaux, média de diffusion de plus en plus, et pourtant ça ne marche pas. Le message ne passe pas, n’est pas entendu. Je suis désolée mais c’est dans le bordel que se créent les avancées sociales. Et je suis pour le chaos ! Le chaos crée de l’ordre. Faut casser pour reconstruire ! Si une voiture brûlée choque les gens et les interpelle, ce n’est pas pour rien. D’autant plus qu’elle choque plus que la violence policière qui en est à la base. On ne va jamais chercher à comprendre les raisons de ce qui se passe. Quand on en vient à dire qu’un gamin se mange une matraque dans les fesses par accident, moi je ne peux plus, j’ai envie de vomir, de tout casser. Tu regardes les événements et tu vois clairement qu’on se fout de ta gueule, de la gueule de toute une génération qui essaye de bien faire les choses, de “s’intégrer” blablabla, et ça ne fonctionne pas. Nos parents ont courbé l’échine, ont fermé leurs gueules, nous on a peut être un peu moins fermé nos gueules mais en tout cas, on a essayé de rentrer dans les rangs. La génération qui arrive, il n’y a pas de raison qu’elle se taise. On est nés ici, en majorité on y vit bien. Le vivre ensemble et toutes ces conneries, on est en plein dedans. Il y a peut être moins de Julie dans les quartiers aujourd’hui mais qui en est responsable ? Moi je vois les gens vivre dans les quartiers sans souci! Les présidentielles arrivent, je ne sais pas ce qui va se passer. C’est assez flippant. Trump vient de passer aux USA, Marine elle a un boulevard devant elle, et le timing est parfait bizarrement ! On crée un climat anxiogène, on a des jeunes qu’on force à aimer la république (qui les rejette) à coups de matraque, et je ne vois pas comment s’en sortir, c’est le plus inquiétant. Je vois bien qu’il y a des forces qui se lèvent et qui s’organisent et qui créent des média pour s’exprimer. C’est génial, c’était pas le cas il y a 10/15 ans. Il y a un vrai virage dans l’expression et l’engagement des gens. Mais en face les gens sont déterminés : les média, les politiques. Et nous on a pas les mêmes moyens. Qu’est ce qu’il nous reste ? il parait que le savoir est une arme, on a des types se tapent des bac +5 etc et sont au chômage longue durée.. Il y a toujours des forces autour qui vont se mettre en place pour essayer de rendre la situation plus vivable ou créer un contre pouvoir. Et c’est un peu ça que j’ai envie de montrer dans ce projet (et d’autres que je vois apparaître). Toute situation chaotique amène une énergie folle et c’est ce qu’il faut retenir. La création c’est la clé. Il y a pleins de gamins de banlieue qui réfléchissent comme moi. L’énergie qu’on a à travers un art ou un moyen d’expression, elle est la bienvenue ! Ça ne sera peut être entendu que par les gens des quartiers, mais ce n’est pas grave, ça donnera de la force aux soeurs et aux frères. Il y a des vrais sujets qui méritent qu’on s’y penche, qu’on travaille dessus. En tout cas, c’est primordial de le faire aujourd’hui.
Dernière question, plus légère, quels sont tes coups de coeur du moment ?
En cinéma, je dirais La la land ! J’y suis allée essentiellement pour lui là.. (rires). J’y suis allée en me disant que je n’allais surement pas aimer, mais bon, qui sait ? Ça peut être cool. Et en fait, c’est un film hyper poétique ! Effectivement, le premier moment musical est un peu surprenant ! J’ai un peu pouffé de rire, J’étais pas du tout préparée à ça ! Mais en fait ça t’emmène vers une certaine légèreté et en même temps, ça traite de problématiques très importantes, pour moi en tout cas. Le mec est passionné de jazz, et il est tout seul et il ne lâche rien ! Et pourtant il y aurait de quoi ! J’ai adoré ce film, parce que j’adore les gens passionnés en fait. Je fais tout par passion et je pense que c’est comme ça qu’on devrait tous fonctionner. Parfois tu te casses la gueule bien comme il faut et c’est pas grave.
Mon deuxième coup de coeur, c’est l’album de Fianso, que j’écoute pas mal. Avec ce projet sur la banlieue, j’ai voulu me mettre dans une ambiance quartier ! Je ne suis pas forcément fan de ce genre de rap, mais ce que j’ai bien aimé dans son projet c’est qu’il a tourné ses clips, à chaque fois dans une ville différente de banlieue. Je trouve le concept chanmé. Donc voilà, dès que je vais faire des photos en banlieue, j’écoute Fianso, pour m’ambiancer. C’est comme ça que je voulais réfléchir!
Un coup de coeur bouffe ? Le Yemma. C’est un restaurant marocain, j’y ai mangé la bas récemment avec ma bande de copines, et j’ai vraiment aimé. L’endroit est beau c’est super bien décoré et la bouffe est top! Faut que j’y retourne du coup !
Un dernier mot, Agy ?
Force jovialité et amour à vous !
On vous remet les liens du site de la rue tourne (où vous pouvez vous inscrire pour participer aux maraudes), sa page facebook, et son compte Instagram, le site photo d’Agy, et le compte Instagram de son projet Minorités Visibles.
[…] et de street food ? Yemma est LA bonne adresse pour vous. Souvenez-vous, Agy nous en avait parlé ici, et c’était même son coup de coeur […]
[…] du service avec notre série de photos de lecteurs et lectrices. Aujourd’hui, nous retrouvons Heger aka Agy qui profite d’une petite pause au bureau pour nous parler de sa lecture du […]