Samira El Mouzghibati est une réalisatrice belge, d’origine marocaine, amazigh. Son premier documentaire, « Les Miennes » est une plongée dans les relations interfamiliale entre ses soeurs, sa mère et elle-même, la petite dernière. A l’occasion de sa venue à Paris pour le Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, Dialna est allée à sa rencontre pour discuter de ces relations si spéciales.
C’est la cadette de la famille. Celle à qui on ne peut pas dire non, celle qui ose peut-être plus. Alors elle a décidé de faire parler ses soeurs, ses parents, sa mère surtout. Et de les filmer. Une parole intime offerte au public afin d’exorciser les tensions et conflits non-dits entre toutes. « Les Miennes » offre une plongée profonde dans l’intimité d’une famille rifaine de Belgique et nous en révèle l’universalité totale. Samira a d’ailleurs remporté le Magritte (équivalent belge des Césars) du meilleur documentaire en février 2025.
Ma place fait aussi que je me pose plus de questions parce que j’arrive après toute une histoire familiale bien établie.
Samira El Mouzghibati, réalisatrice
Dialna : Comment présenterais-tu ton film en quelques mots pour ceux et celles qui ne l’ont pas vu ?
Samira El Mouzghibati : Il y a plusieurs façons de présenter ce film parce qu’il traverse plusieurs thématiques. Mais je dirais que c’est un film qui raconte l’histoire des femmes, de ma famille, de mes sœurs, de ma mère, qui traverse des questions de lien filial, de maternité, d’exil. Et puis il y a même un passage avec la Reine des Neiges !
D : Qu’est ce qui t’a donné l’envie et peut-être même le courage de filmer ta famille ?
S.eM. : Déjà, je suis héritière d’une forme de courage au sein de ma famille. J’arrive donc déjà chargée de modèles courageux. Dans ma famille, je suis la petite dernière. Ça permet de pousser le cran un peu plus loin, petit à petit, en filmant de temps en temps, en parallèle de mes études de cinéma, avec cette envie d’immortaliser des moments de famille. Progressivement, on filme, puis après on essaye de parler, et puis des années après, on décide d’en faire un film.
D : Et comment as-tu réussi à ouvrir la parole au sein de ta famille ? Comment arrive-t-on à entamer le dialogue avec nos parents ?
S.eM. : Je pense qu’il y a déjà quelque chose en lien avec ma personnalité et ma place dans la fratrie. Chaque place dans une fratrie a des avantages et des inconvénients. Une des forces d’être la petite dernière, c’est parfois de ne pas être prise au sérieux. Du coup, quelque part, on cède plus de place à celle qu’on ne prend pas vraiment au sérieux en fait ! Cela confère des privilèges, notamment le fait de pouvoir insister et de poser plus de questions. Ma place fait aussi que je me pose plus de questions parce que j’arrive après toute une histoire familiale bien établie. Il y a plein de choses que je ne comprends pas.
Le point de départ important, c’est cette frustration et une forme de colère, à cause de cette distance, cette incompréhension qui existe entre ma mère et ses filles.
Samira El Mouzghibati
Le fait de faire partie de la famille me permet de pouvoir développer presque une forme de caprice en disant ‘j’ai vraiment besoin qu’on aborde ces questions’. Les gens ont peur d’aborder certaines questions au sein de leur famille, de créer des espaces de paroles là où moi je me rends compte que quelque part, c’est presque le contraire. C’est parce que c’est un lien familial qui a priori est fort et indestructible, que du coup, on peut se permettre justement de pousser plus loin.
D : Il y a différents degrés de lecture, différentes thématiques qui ressortent de manière plus ou moins intense. Il y a l’idée de liberté, de rébellion de la part de la fratrie. C’était ça ton point de départ ?
S.eM : Oui. Le point de départ important, c’est cette frustration et une forme de colère, à cause de cette distance, cette incompréhension qui existe entre ma mère et ses filles. Et puis il y a ce sentiment quand même lourd à porter de ne jamais être à la hauteur des projections parentales, et en même temps de ne pas comprendre vraiment pourquoi.
J’ai pu accepter le désaccord parce que je me suis rendue compte à quel point nous n’avons pas les mêmes cartes du monde.
Samira El Mouzghibati
C’était un moteur émotionnel important. Avoir rebondi là-dessus, ça m’a permis d’aller explorer plus loin ce que voulait dire cette colère. D’où venait-elle ? Et puis que voulait-elle dire aussi pour mes parents ? Pour ma mère, de faire grandir des enfants dans un contexte d’exil et d’avoir des enfants si différents d’elle ? Il n’y a pas de réponse finale, mais je tenais à ramener de la complexité et de la nuance dans nos parcours pour mieux comprendre. Et amener une forme d’apaisement également.
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D : Après avoir vu ton film, on se demande finalement si nos mères ont vraiment eu le choix dans leurs vies. Le choix de se marier ou non, de l’homme qu’elles ont épousé, de devenir mère, de partir en exil. Est-ce une réflexion que tu t’es faite ?
S.eM : Je parlerai plutôt de champ des possibles différents de nos mères. Du coup, la liberté, elle s’y inscrit Evidemment que ma mère dans son Rif natal n’avait pas le même champ des possibles que moi, 60 ans après en Belgique.
C’est Kery James qui disait « La liberté c’est choisir soi-même ses propres chaînes ». Il y a quelque chose qui me parle énormément dans cette idée. C’est important de concevoir que la liberté est multiple. Ça peut aider à faire la paix dans une certaine mesure, avec ses différences de choix de vie ou de possibilités par rapport à ma mère ou pas. Cela m’a permis effectivement de mieux comprendre le champ des possibles de ma mère et par ricochet, de mieux comprendre où je me situe, dans ce parcours et quel est mon champ des possibles. J’ai développé aussi une forme d’apaisement par rapport à son parcours à elle. J’ai pu accepter le désaccord parce que je me suis rendue compte à quel point nous n’avons pas les mêmes cartes du monde.
Ce que m’a apporté ce film avant tout, c’était de pouvoir tirer les ficelles d’un héritage que je veux garder et que je veux aussi transmettre à ma fille. C’est un héritage, pour ma mère, d’une femme forte, opiniâtre, qui a sa forme de sagesse et qui est dans une forme de désobéissance et qui a une forme de liberté. J’avais besoin d’aller le chercher. Parce que mon propre regard était brimé. Je parle même parfois d’un regard colonial sur ma propre mère. Comme si je savais mieux qu’elle, parfois.
Il a fallu que je casse ça. Je ne le savais pas au début. Le film me l’a permis.
D : Justement, quel regard tes soeurs et ta mère ont porté sur le film et sur elles-mêmes ?
S.eM : Ce film, c’est clairement mon trajet à moi, même s’il a des effets sur tout le monde. Mais c’est tout ce temps passé à travailler cette question, avec ma mère. Dans la famille, on est chacune différente, on ne peut pas nous prendre comme un bloc. A la fin du montage, j’ai montré une première version du film à mes soeurs, qui depuis l’ont vu plusieurs fois. Je n’osais pas aller aussi loin dans certaines séquences. Elles m’ont dit alors qu’elles s’attendaient à quelque chose de plus trash ! Je me suis dit que j’avais encore un peu de marge !

Ma mère, a beaucoup aimé. C’est une femme entière, fidèle à son image et en accord avec elle même. Tout ce qu’elle voyait d’elle, ce qu’elle s’entendait dire était juste, pour elle. Et là où elle a eu le plus de mal, c’était avec avec l’image de ses filles, notamment, sans spoiler, la séquence de « la renaissance de vie de jeune fille ». Je n’en dis pas plus. Ce passage questionnait l’image de ses filles. Je lui disais que c’était à elles de décider si elles sont d’accord avec cette image d’elles-mêmes. C’est cette question d’appartenance qui a été soulevée. Je voyais dans son regard qu’elle ne comprenait pas. Nous sommes ses filles. Comment on se conçoit en tant qu’individu, faisant partie d’un tout était difficile à comprendre. Il y avait un gap entre elle et ses filles. On en a parlé et c’est finalement resté dans le film.
J’étais contente qu’elle ait ce public, qu’elle ait des femmes qui se reconnaissent en elle, tout simplement. Parce que finalement, son vécu et sa vision, sont partagés par plein de femmes.
Samira El Mouzghibati
D : Peux-tu nous raconter la projection du film entre femmes à Bruxelles, à laquelle ta mère a assisté ?
S.eM : C’était important pour moi que ma mère puisse avoir une projection à elle. Je pensais d’abord l’emmener à un festival, mais ce n’est pas vraiment une ambiance dans laquelle elle se sentirait à l’aise. Elle a une forme de pudeur et de timidité. Mais, je voulais vraiment qu’elle ait son expérience du public. J’avais déjà eu beaucoup de retours des gens et je voyais comme c’était nourrissant. Ça fait partie du processus et je voulais qu’elle ait aussi accès à cela. On a donc organisé une séance entre entre femmes. Le mot d’ordre, c’était de venir avec sa mère, sa soeur, sa tante. Il fallait un lien de famille.
C’était génial parce que elle a pu voir le film, entourée de femmes. A côté d’elle, il y avait une amie de jeunesse qui est arrivée en Belgique en même temps qu’elle. Elles ont passé leur temps à rire, à pleurer ensemble. Et à la fin, on a vraiment eu le temps de faire une longue discussion pendant 2 h avec des femmes qui sont venues avec leur mère ou avec leur fille. Cela nous a permis de continuer les discussions integénérationnelles du film. Des femmes disaient à ma mère ‘mais on te comprend, c’est pas facile ces filles !’ J’étais contente qu’elle ait ce public, qu’elle ait des femmes qui se reconnaissent en elle, tout simplement. Parce que finalement, son vécu et sa vision, sont partagés par plein de femmes.
D : As-tu déjà commencé à penser à ton futur projet ? Vas-tu quitter les histoires familiales, le documentaire ?
S.eM : C’est un peu difficile à répondre pour moi. Quand on sort tout juste d’un film comme « Les Miennes », on est chargées d’émotion. La réaction première c’est de se dire ‘non, plus de film de famille !’ (rires). J’ai très envie de faire de la fiction. J’ai envie de libérer mon imaginaire, de sortir d’une forme de réalisme absolu. Il y a quelque chose de politique aussi dans le fait d’avoir envie de s’emparer de fiction et d’imaginaire. J’ai commencé à écrire mais c’est encore très timide et il va me falloir un peu de temps. Ne me mettez pas de pression (rires)