Dans le documentaire « Leur Algérie », Lina Soualem filme ses grands-parents, Aïcha et Mabrouk, qui viennent de se séparer après 62 ans de mariage. Leur vie de couple, mais aussi d’immigrés algériens est questionnée par la curiosité bienveillante de leur petite-fille. Avec l’histoire de sa famille paternelle, la réalisatrice brosse le portrait d’un couple d’immigrés, qui pourrait être celui de l’immigration algérienne, voire nord-africaine, le tout avec une justesse et une délicatesse rare. Sortie le 13 octobre.
Entre silences et rires gênés, Lina Soualem a suivi ses grands-parents pendant trois ans, depuis 2017, pour les raconter. Raconter leur histoire de couple qui se termine, mais aussi leur histoire personnelle d’immigrés ayant construit leurs vie en Auvergne, à Thiers, sans jamais retourner en Algérie. Pour son premier film, cette fille de comédiens (Zinedine Soualem et Hiam Abbas sont ses parents) choisit le documentaire pour plonger avec tendresse dans l’histoire intime et collective de l’immigration. Elle tente de trouver des réponses à ses questions, puis découvre surtout la réalité de l’arrachement à un pays, une famille et la douleur qui s’installe, lancinante. De cette douleur naît l’amertume que la réalisatrice tente de transformer en force, en lumière. On y rit. On y pleure aussi. On y voit surtout notre histoire à toutes, à tous. Et c’est ce qui marque le plus les spectateurs. Ils sont happés par ce rappel d’appartenance à l’histoire nationale et le soulagement de voir ces récits (re)devenir universels grâce à la délicatesse de la réalisatrice. Rencontre avec Lina Soualem.
Dialna : Le point de départ du film est la séparation de tes grands-parents. À quel moment as-tu fait le lien entre cet événement et la nécessité de les faire parler, de les filmer ?
Lina Soualem : Cela faisait longtemps que je me posais des questions sur leur silence. Mais c’était un silence qui existait depuis toujours et auquel on s’était habitué. Quand j’ai appris qu’ils se séparaient, j’ai repris conscience que ce silence était devenu un poids dont je n’arrivais pas à me délester. Les questions que je m’étais posées toute ma vie ont resurgi d’un coup. La séparation n’est pas forcement un prétexte, mais ça a été vraiment le déclencheur pour ce film. En fait, j’ai eu un double choc : celui de la séparation à ce moment, et le fait de réaliser que je ne connaissais rien de leur histoire personnelle et intime. La séparation, c’est aussi la perte de quelque chose. J’ai eu peur qu’ils disparaissent sans me transmettre leur histoire. C’est ce qui m’a poussée à aller les filmer très vite. Cette séparation annonçait peut-être la perte d’une mémoire.
J’ai toujours imbriqué l’intime et le collectif.
Lina Soualem, réalisatrice
Dialna : Ce projet n’était donc pas qu’une question de séparation pour toi ?
L.S. : Non. Même si mes premières questions portaient sur cela. Mais rapidement, j’ai ressenti le besoin d’aller aussi vers le collectif. J’ai toujours imbriqué l’intime et le collectif. J’en étais convaincue, et c’est alors devenu le challenge de ce projet. Il fallait que je prouve que cette histoire intime avait du collectif en elle et que le collectif avait affecté l’intime. J’étais tout le temps entre ces deux dimensions, et ce, dès mon premier jour de tournage.
Dialna : C’était très clair pour toi que ce n’était pas que l’histoire de ta famille, de tes grands-parents ? Que ce film allait aussi raconter une partie de l’histoire française, algérienne, de l’immigration ?
L.S. : C’était clair, dans mon instinct. Mais je n’étais pas sûre de réussir. J’ai débarqué chez mes grands-parents avec une caméra, du jour au lendemain ! J’ai toujours dit à ma grand-mère qu’un jour je viendrais la filmer, parce que j’ai toujours voulu lui poser des questions. Pour moi, la caméra, c’est un outil de communication. C’est aussi un prolongement de tout ce que je n’arrivais pas à dire en face. La caméra sert de bouclier qui me permettait de naviguer entre mes deux grands-parents, entre les différentes personnes de ma famille. Je ne les ai pas spécialement prévenus quand j’allais filmer. Je ne savais pas moi-même ce que j’étais en train de faire, ni quel allait être le résultat. C’est vrai que j’avais du mal à expliquer ma démarche.
Dialna : C’était tout de suite évident que tu allais filmer ? Ou as-tu pensé à l’écrit, par exemple ?
L.S. : Oui, tout de suite. Il fallait que je capture ces images. Comme je savais que je n’allais pas avoir beaucoup de réponses, la gestuelle, les corps, les visages, les regards, c’était très important pour moi. J’en avais vraiment besoin. Depuis le début, j’avais envie de capturer toute cette dimension-là, justement. C’était vraiment à travers le documentaire que je pouvais le faire. Je m’intéresse à ce genre depuis quelques années maintenant. Même si j’adore la fiction, ce genre m’a fascinée très tôt. On peut aller plus loin dans l’étude de la société contemporaine dans le documentaire.
Dialna : Le documentaire permet d’aller au fond des choses quand on aborde le témoignage et l’étude historique, quand on parle de soi ? Plus que la fiction ?
L.S. : Oui. Peut être parce que c’est plus accessible. Il n’y a pas vraiment lieu de comparer, mais je pense qu’avec la fiction, il y a quand même un vrai challenge, une vraie responsabilité puisque tu recrées des histoires. Faire une fiction, c’est vraiment être prêt à assumer tous les choix parce qu’on décide de raconter des vies qui vont devenir une réalité pour des gens. Alors qu’avec le documentaire, ce qui me plaisait, c’est que je me laissais aller aussi avec le réel. Bien sûr, il y a aussi une forme de mise en scène. On recrée des situations en réunissant des gens, en décidant de filmer dans tel lieu et à telle heure. Mais on se laisse aussi porter par ce qui se passe autour de nous. Pour ce film, j’avais vraiment envie de donner le temps à mes grands-parents, le temps de récupérer une parole, de réactiver leur mémoire. Je ne sais pas si j’aurais pu le faire avec une fiction, parce que j’aurais forcément interprété, j’aurais formulé des choses. Mais par exemple, mon grand-père est un personnage que j’aimerais bien traiter dans une fiction, parce qu’il y a des choses qu’il n’aurait jamais dit devant la caméra ! Mais c’est une autre histoire…
Je me suis rendu compte beaucoup plus tard que c’était une Algérie qui n’existait plus finalement, l’Algérie des années 50, que mes grands-parents avaient quittée.
Lina Soualem
Dialna : Dans ton documentaire, on voit beaucoup d’images de vidéos familiales, notamment du mariage d’une de tes tantes. Tu dis alors à ton père que dans tes souvenirs, tu pensais être en Algérie. Quel était ton rapport à l’Algérie quand tu étais enfant ?
L.S. : Le titre que j’avais choisi au début pour ce film, c’était « L’Algérie en Auvergne ». Pour moi quand j’allais chez mes grands-parents, à Thiers, en Auvergne, c’était l’Algérie. J’arrivais de Paris, et il n’y avait que des Algériens. C’était un peu mon Algérie, une Algérie reconstituée. Mais c’était un cocon et je me suis rendue compte beaucoup plus tard que c’était une Algérie qui n’existait plus finalement, l’Algérie des années 50, celle que mes grands-parents avaient quittée. C’était pour moi de l’ordre du culturel ou du traditionnel, comme mon grand-père qui attrapait le mouton dans le jardin, alors qu’on le regardait faire, ou ma grand-mère qui écoutait des cassettes de Raï en dansant avec moi. Mais personne ne parlait de l’Algérie. Il y avait des références culturelles, mais on ne prononçait jamais le nom du village des mes grands-parents, Laouamer, par exemple. Je savais qu’on était à côté de Sétif. J’entendais le nom de cette ville, mais je n’en connaissais pas l’histoire. Il y avait quelque chose de très naturel dans la façon dont ils le vivaient, qui faisait que je ne me posais pas de questions. Et c’est bien plus tard, quand j’ai fait des études d’histoire, que j’ai découvert beaucoup de choses sur l’histoire de l’Algérie. J’ai réalisé aussi que l’histoire de mes grands-parents en faisait partie. Mais elle était complètement silenciée, et inexistante, par ailleurs, dans toute ma scolarité.
Dialna : À l’écran, on voit tes grands-parents à l’opposé l’un de l’autre. Leurs réactions à tes questions sont également très différentes. Ton grand-père est beaucoup plus sur la réserve, à l’image de nombreux pères, grands-pères immigrés. Comment as-tu adapté ton approche ? As-tu essayé de lui parler d’abord sans caméra ?
L.S. : En fait, à partir du moment où j’ai décidé de faire le film, j’avais la caméra allumée constamment, de peur de rater des choses. Mon grand-père pouvait sortir une phrase en se réveillant le matin et ne plus parler de toute la journée. Il fallait donc capter ces moments là. Je filmais ma grand mère du matin au soir, pour les mêmes raisons. À force, elle oubliait même que je la filmais. Elle me disait parfois « ça tourne là ? » Je lui disais « ça tourne tout le temps » ! Mon grand père était toujours le même, avec ou sans caméra. Il ne me répondait pas parce que de toute façon, il n’aurait jamais répondu. S’il s’est ouvert, c’est parce qu’il a vu que je revenais et que c’était important pour moi. Petit à petit, il a compris que j’y tenais. Il n’y avait aucune violence dans ma démarche. Quand je voyais qu’il ne voulait pas parler, je repartais tout de suite. J’ai commencé comme la petite fille qui voulait des réponses, dans une démarche très spontanée, qui ne parle que du silence. Puis j’ai compris que ce silence venait de la douleur, du déracinement, de cet exil. Je l’ai alors mieux accepté. J’ai posé moins de questions qui nécessitaient des réponses claires. J’ai donc évolué dans ma manière de filmer. J’apprenais en même temps. Au départ, je faisais beaucoup d’entretiens en face à face. Puis, petit à petit, je ramenais des objets, je montrais des images. J’étais aussi un peu plus à l’aise avec la caméra, donc je pouvais filmer à l’extérieur. Et puis surtout, j’ai commencé à les ramener sur des lieux pour réactiver la mémoire et ne pas être tout le temps dans un rapport frontal.
Dialna : Le changement d’attitude a été flagrant après ça ?
L.S. : Surtout pour mon grand père. C’était fort parce que ça passait par les émotions, donc des sensations. Pour le coup, la parole s’est libérée, notamment quand je l’ai emmené au Musée de la coutellerie.
Dialna : Justement, cette scène est belle. On le voit vraiment revivre ses souvenirs. Il y a comme un déclic chez lui à ce moment là.
L.S. : J’ai découvert des choses sur lui ce jour là, sur son rapport à son travail. J’ai vu en lui le jeune homme de 19 ans qui est arrivé de sa campagne algérienne et qui découvre cette industrie, qui en est fasciné même. Il parle du progrès, de l’industrie. Et en même temps on voit ce vieil homme dégoûté, presque aigri, qui a l’impression de s’être fait exploité, berné toute sa vie et qui se dit « tout ça pour rien ». J’ai découvert ces deux dimensions en lui. J’ai réalisé à quel point tout ce qu’il avait connu dans sa vie avait disparu. Il y a la séparation avec la terre natale, avec sa famille et ses parents. Et puis le travail qu’il a connu toute sa vie avec toutes ces usines abandonnées, aujourd’hui. Et le pire, c’est qu’il ne fait même pas partie de cette histoire. Quand on va au musée de la Coutellerie, ces Algériens qui travaillaient dans ces usines ne sont pas mentionnés. Il n’y a aucune photo parce qu’on ne les prenait pas en photo à l’époque. Le filmer dans ce musée, c’est lui redonner une place dans cette histoire, archiver sa présence.
C’est quelque chose que je reprends beaucoup, c’est comme si on n’avait pas droit à la complexité. C’est quelque chose d’essentiel.
Lina Soualem
Dialna : Ce que tu dis sur le jeune homme qu’il était, que tu as retrouvé à ce moment est important, et très émouvant. Tout comme le rapport à l’arrachement familial de tes grands-parents. On se rend compte que même nous, en tant qu’enfants ou petits-enfants d’immigrés, on voit rarement nos parents, nos grands parents comme des enfants qui ont eu des parents, qui ont dû quitter leur famille. Tu ne les avais jamais vus de cette manière ?
L.S. : C’est tout à fait ça. On parle toujours de cette génération comme des immigrés, des ouvriers. On a l’impression qu’ils ont toujours été adultes, toujours été responsables, toujours forts, à devoir baisser la tête et avancer. Et puis surtout, comme dit souvent Faïza Guene, et c’est quelque chose que je reprends beaucoup, c’est comme si on n’avait pas droit à la complexité. C’est quelque chose d’essentiel. Ces deux scènes sont celles qui m’ont le plus impactée. Quand j’ai commencé à montrer des photos de ses parents à mon grand-père, il ne répondait pas. Ce n’était pas possible qu’il n’ait rien à dire sur ses parents. Je m’attendais à des anecdotes, mais pas à une souffrance comme celle-là. J’ai réalisé qu’à 88 ans, la douleur de la séparation avec ses parents le poursuit jusqu’à ce jour. Au delà de l’histoire des Algériens, des exilés, ça raconte aussi les traumatismes de l’enfance qui nous poursuivent toute la vie. On ne lie jamais ces personnes immigrées à ces histoires universelles. On les traite toujours comme une masse parallèle. C’était pareil avec ma grand-mère. Voir que le souvenir de sa mère est encore un souvenir douloureux était émouvant et fort. Je lui demandais souvent d’où lui venait cette force malgré la vie qu’elle a eue, dans laquelle elle n’a rien choisi. J’ai l’impression qu’elle a toujours gardé en elle, une part de son enfance, de la petite fille innocente, de naïveté, qui s’est transformée en force. Cela lui a permis de survivre et de trouver une forme de bonheur. Et ça, c’est beau. J’ai remarqué la petite fille en elle, que je n’avais jamais vue avant.
Dialna : C’est vrai qu’on perçoit la jeune fille en elle, à sa manière de rire, gênée quand tu lui poses des questions.
L.S. : Elle m’a raconté des anecdotes sur la veille de son mariage, elle jouait encore aux poupées. Je regarde cela avec un oeil d’adulte, aujourd’hui. Je m’autorise très peu à y penser parce que je trouve ça tellement dur, ce qu’elle et d’autres ont vécu. Malgré tout, elle a réussi à nous transmettre tout cet amour et toute cette force. C’est incroyable.
Dialna : Pour certaines femmes qui n’ont pas choisi leur époux, leurs vies, il est difficile de réussir à ne pas transmettre une amertume de cette situation à leurs enfants. Et si elles la transmettent, c’est aussi compréhensible. On a du mal à l’envisager ?
L.S. : Il ya pleins de manières de le vivre. il y en a qui vont être plus dures et vont pouvoir vraiment raconter ce qu’elles ont vécu. Ma grand-mère, je pense, n’a pas su le raconter parce qu’elle ne s’est pas autorisée à le penser, certainement pour se protéger. Même dans son esprit, elle ne veut pas y penser pour avancer, pour ne pas rester bloquée. Chacun a ces mécanismes de survie.
Dialna : Depuis quelques années, on voit de nombreux projets autour de ces histoires. Comment raconter ses parents, grands-parents, l’immigration. Cela reste peu pris en main par des grosses structures ou par les institutions publiques. Pourtant on constate que ce n’est pas un public « de niche ». Ça touche à l’universel. Penses-tu qu’on soit dans une période charnière qui va amener plus de projets de ce genre ?
L.S. : J’ai l’impression qu’en effet, c’est une période charnière. Est ce que c’est parce que je travaille sur ces sujets, et que je croise beaucoup de personnes qui vont dans le même sens ? Je me rends pas compte si le grand public est vraiment touché par ces questions-là en ce moment.. Mais je sais aussi qu’il y a des choses qui viennent d’en haut, qui sont aussi en train de s’enclencher. Et je ne suis pas sûre que ce soit pertinent que ça soit fait de manière institutionnelle, sans prendre en compte tous les premiers concernés qui le vivent. Que tout se fasse parallèlement, cela va forcément nous faire avancer quelque part. Mais on ne sait jamais, on peut revenir en arrière à tout moment. Il y a encore des forces politiques qui nous poussent toujours dans la même stigmatisation. Est ce qu’en racontant ces histoires-là, on permet d’aller à l’encontre de ces stigmatisations? Ou est ce que ça va contribuer à ce que deux pôles s’opposent ? Ça, je ne le sais pas. Mais en tout cas, ce qui est bien, c’est que des gens de ma génération et de celles d’avant se réapproprient leur propre parole, leur propre histoire et peuvent exister dans l’espace public.
J’ai envie d’avoir une place qui soit respectée, de pouvoir parler de mon histoire sans que cela pose problème.
Lina Soualem
Dialna : Le but est de faire les choses pour guérir ses traumatismes, ou pour qu’il y ait moins de stigmatisation ?
L.S. : Il faut les deux aspects. Parallèlement. On ne fait jamais les choses que pour soi. On est en société. Moi, je suis un animal social. Nous avançons avec notre intimité. C’est vrai que j’ai toujours l’envie de transmettre et de partager parce que j’ai envie de vivre dans une société, je n’ai pas envie d’être seule. J’ai envie d’avoir une place qui soit respectée, de pouvoir parler de mon histoire sans que cela pose problème. Faire ce film me permet de parler de manière apaisée. Apaisée, parce que j’ai fait un travail qui me permet de déceler certaines choses que je ne savais pas exprimer avant. Et si je l’ai fait, c’est aussi parce que je suis déjà privilégiée. J’ai eu la chance de faire des études, de prendre de la distance par rapport à cette histoire. Faire un film n’est pas donné à tout le monde, c’est un temps long. C’est pour cela que j’ai envie de transmettre, de partager ce processus. Je ne serais pas capable d’écrire un livre, par exemple. Je remercie des gens comme Faïza Guene. Toutes ces choses là, additionnées, nous nourrissent.
Dialna : Dans une interview récente, Kaoutar Harchi parlait de son écriture et de son dernier roman comme de l’archéologie, qui creuse, qui fouille la mémoire. Ce documentaire et tous ces projets dont on vient de parler sont pour toi dans la même veine ? Celle de creuser, de fouiller la mémoire personnelle et collective ?
L.S. : Pour moi, la mémoire, c’est vraiment vital. C’est le plus important. C’est ce qui permet d’avancer. La mémoire peut nous enfermer comme elle peut être très positive. C’est très difficile de le transformer. Mon but, c’est de transformer la mémoire en me ré-appropriant des histoires occultées ou invisibilisées. Le fait de mettre des images ou des mots dessus permet de conserver des traces d’histoire qui, sinon se perdraient. La mémoire collective, tant qu’elle n’est pas constituée de toutes ces mémoires individuelles qui devraient toutes exister à même échelle sera toujours défaillante. Il n’y a pas et il n’y a pas de mémoire collective d’un côté et pleins de mémoires individuelles de l’autre. C’est vraiment imbriqué. Le problème aujourd’hui, quand on essaye de construire des mémoires officielles, c’est qu’on ne prend pas en compte la mémoire individuelle. C’est ça la mémoire.
Dialna : On peut parler de ton prochain projet qui tourne autour de la famille de ta mère, cette fois ?
L.S. : C’est un peu une continuité d’exploration de la mémoire. Ce projet sera centré sur l’histoire des femmes. Cela fait partie de mon évolution personnelle. Je pars de la petite fille qui explore, qui a un regard de femme sur la société, qui cherche sa place en tant que femme. Forcément, je vais vers ma mère et ma famille maternelle. C’est une histoire qui est aussi marquée par beaucoup de déracinement, d’exil et de tragédies. J’essaye d’explorer la façon dont cette mémoire est transmis entre les femmes de la famille. C’est une démarche similaire à « Leur Algérie », celle de visibiliser des histoires qui sont occultées. On ne parle pas de toute l’histoire de la Palestine avant 1948, ou même ce qui s’est passé en 1948. Et pourtant, c’est ce qu’on entend toute la journée chez nous. C’est notre histoire et on le sait. Il est très difficile de naviguer entre une histoire intime, très forte et tragique et dans l’espace public, une absence totale de cette histoire. Pour moi, c’est vraiment remettre des images sur ces histoires. Comme dit Kaoutar (Harchi), c’est vraiment une archéologie. On va chercher des choses qui sont enfouies et on les met côte à côte pour combiner des mondes. L’exil provoque l’éclatement des familles. Encore plus en Palestine, avec la question des réfugiés qui ne peuvent pas revenir. Dans ma famille certains sont allés s’installer en Syrie. Ma grand-mère n’a jamais revu sa soeur qui y est allée, après 1948. Ma mère, elle, est partie à Paris, et a eu accès au monde arabe alors que sa famille ne peut pas y voyager. Mettre toutes ces histoires dans un film, ça me permet de relier des mondes qui paraissent éclatés. J’ai envie d’aller contre l’éclatement dans l’image.
Dialna : As-tu as été confrontée aux mêmes silences du côté de ta grand-mère maternelle ?
L.S. : C’est le contraire. Si le silence de ma famille algérienne était si pesant, c’est aussi parce qu’il contrastait énormément avec ma famille maternelle palestinienne. De ce côté, on raconte beaucoup pour survivre. On survit par les mots, par les histoires. Alors que du côté algérien, on s’enferme dans le silence pour avancer, pour oublier, pour survivre aussi. Comment fait-on avec ce trop plein d’histoires et de mémoire qui existait énormément dans l’intime, et qui est absent officiellement ? Il y a aussi des enjeux territoriaux, de frontières. Certains Palestiniens se sont construits en diaspora et ne pourront jamais y aller ou y retourner. Donc comment se définir en tant que Palestinien aujourd’hui ? On est face à des doubles, voire des triples exils ! Le fait d’être née en France me donne un privilège par rapport au reste de ma famille. C’est l’histoire de ma mère qui fait que je suis là. J’ai besoin de comprendre ce qu’elle a vécu pour comprendre où j’en suis. Ce n’est pas que de l’intime.
Dialna : Ce que tu dis renvoie à ce que dit ton père dans le film : « Je suis Algérien. Je ne suis jamais allé en Algérie, mais je suis Algérien ». Qu’est ce qui reste du pays de nos familles en nous, après une longue absence, ou malgré le fait de n’y être jamais allé ?
L.S. : Ça varie aussi beaucoup selon les sociétés dans lesquelles on vit. Ici, nous sommes dans une société qui nous demande constamment de définir notre identité. On ne peut même pas vivre cette complexité. Ici, les gens se permettent de te définir : « T’es Française, en fait, t’es pas Algérienne ». On ne te laisse pas décider comment tu vas te définir. Et on relie toujours ça aux papiers. Alors que ce n’est pas cela l’enjeu. Mes grands-parents n’ont pas les papiers français. Ils ont vécu 60, 65 ans en France. Comment tu le définis ? Ils sont nés avec des papiers français, qu’ils ignoraient ! Quand on parle de complexité, c’est ça. Même le lien à l’administratif est très complexe. Quand on nous demande depuis l’enfance de choisir, ça nous force à être aussi dans une logique de rejet. Tu dois forcément rejeter une partie de toi, que spontanément tu n’aurais pas pensé à rejeter.
Dialna : Peut-on aussi parler de la série à laquelle tu as participé, qui va bientôt être diffusée sur Disney+, « Oussekine » ?
L.S. : Je ne peux pas encore en dire beaucoup mais c’est une série réalisée par Antoine Chevrollier. J’y ai travaillé en tant que coordinatrice d’écriture et documentaliste sur l’affaire Malik Oussekine (jeune étudiant, victime de violences policières en décembre 1986, frappé à mort par des policiers, ndlr). C’est une série de fiction en quatre épisodes. Les auteurs de la série sont Antoine Chevrollier, le réalisateur, Faïza Guene, Cédric Ido et Julien Lilti. Je connais très bien le réalisateur qui avait déjà travaillé avec ma mère en Palestine, il y a une dizaine d’années. Il porte ce projet de manière magnifique. C’était son idée, et c’est lui qui a réuni ce groupe. Le scénario m’a énormément touchée. J’ai été ravie de les accompagner en faisant de la recherche et en coordonnant l’écriture. Elle sera diffusée courant 2022.
Dialna : Quels sont tes coups de coeur culturels ?
L.S. : Je vais en donner plusieurs. Le premier est évident, « La discrétion » de Faïza Guene. L’autre, c’est « Le palais des Deux Collines » de Karim Kattan, un ami. J’adore sa façon d’écrire. C’est presque prémonitoire. Il est très talentueux. Je citerais aussi Hafsia Herzi, avec « Bonne mère », son dernier film. J’avais joué avec ma soeur dans « Tu mérites un amour ». J’adore son travail. Elle a une façon spontanée de faire les choses, de croire en ses projets, de s’entourer de gens proches et de raconter des histoires avec son propre regard. Je suis très fière d’elle en tant que comédienne et réalisatrice. Elle porte ses projet à bout de bras et s’est lancée sans attendre que quelqu’un lui dise d’y aller.