[Témoignage] Il était une fois Farida

Dialna - Farida

Être une femme nord-africaine, précaire, mais bourrée de talents ne garantit pas une vie professionnelle faite de réussite et de succès. Pire, très souvent, c’est justement là que nos lumières sont éteintes par le système. Voici la vie de Farida, vendeuse exceptionnelle, femme incroyable.

Avant d’attaquer une formation photo dans Paris intra-muros, il fallait collecter un maximum d’argent, car cet art coûte très cher, surtout quand on est seule à la financer. Après moult recherches dans des jobs saisonniers, je trouve enfin un travail de vendeuse dans une franchise d’épicerie fine de luxe. On y vendait du thé, des confitures et du chocolat haut de gamme. Dans ce business, les moments forts de vente étaient entre Noël et Pâques. Il ne fallait pas rater ces deux pics de consommations : quatre mois de travail intensif. 

Me voici donc quinze jours avant Noël, intégrant une équipe de jeunes femmes badass venants de tous horizons, nationalités et formations. Il y avait des femmes qui allaient devenir médecin, chimiste, géographe, philosophe et au milieu de ce beau groupe, il y avait Farida ! C’était un personnage cinématographique avec une énergie et une intelligence incroyable. Sa réputation de vendeuse était telle, qu’une étudiante d’HEC était venue en observation pour voir comment elle opérait ! Car quand Farida se mettait à vendre, c’était une tueuse de cartes bancaires. Je suis rarement nostalgique du passé, cependant, laissez- moi vous raconter une de mes meilleures expériences professionnelles dans ma vie chaotique de warrior et d’artiste. 

Farida/Dialna
©noranoor

Farida et l’art de la vente ! 

Cette boutique se trouvait dans un des quartiers les plus riches de la capitale. La clientèle était principalement  blanche, très bourgeoise et/ou retraitée. Dans ce lieu qui sentait bon le chocolat et le thé à la bergamote, je me disais que j’allais être en arrière-boutique à préparer les marchandises dans les boîtes et être tranquille pendant 4 mois. Rien du tout, on m’a tout de suite donné un badge en me disant « Tu vas être à la vente et formée par Farida ». J’étais accueillie par une femme qui parlait fort, portait un jean délavé taille basse et laissant entrevoir un piercing au nombril. Elle me regardait de la tête aux pieds avec des yeux écarquillés, en me parlant avec un aplomb sans pareil.

Farida : tu t’appelles comment ?

Moi : Nora

Farida : ok Nora, je vais te faire un tour de boutique. Je t’explique une fois l’organisation et après, tu te démerdes, parce qu’ici les retraités riches, ils sont stressés et pressés. Va comprendre. Je n’ai pas envie d’être zahef parce que je suis DZ. Tu vas donc vite imprimer dans ta tête ce que je vais te montrer, ok ? 

Moi : Mais si je fais une erreur ? 

Farida : Tu te démerdes ! Je ne suis pas mère Theresa ! 

Le ton était donné. Elle m’énervait et m’amusait à la fois. Dès que le rideau de fer de la boutique se levait, c’était comme le début d’un show pour elle. Farida tirait ses cheveux en arrière, retirait ses boucles d’oreilles et me jetait un regard déterminé, comme Ronaldo avant un tir au but. Puis elle me disait : « On va les saigner ces bourges ! »

Sitôt dit sitôt fait. Je n’ai jamais vu une personne aussi surdouée dans le commerce de ma vie. Farida scannait la personne en quelques secondes et savait exactement quoi lui proposer, comment argumenter et contre argumenter son produit, sans jamais changer son identité. Elle fixait non-stop la personne jusqu’au paiement. Quand moi humble mortelle, j’étais contente de finaliser une vente d’un sachet d’orangette à 50 €, Farida la déesse du business bouclait une grosse vente à 800 € en cinq minutes ! J’étais fascinée par sa facilité à produire de l’argent. Ce jour-là je me suis dit que dans cette boutique, j’allais vivre un moment incroyable et je n’ai pas été déçue par l’expérience  ! 

Un jour, une femme d’une cinquantaine d’années est entrée dans la boutique parfumée de son snobisme parisien triomphant. Elle nous prenait pour ses employées. Toute l’équipe était agacée par sa présence, sauf Farida qui entrait en contact avec elle, en cassant direct sa bulle d’intimité et lui parlait comme si c’était sa copine. Elle se positionnait toujours à 10 cm du visage de ces futurs client.e.s et posait la question toute simple :

Farida : Madame c’est quoi votre job ?

La femme répond avec beaucoup de fierté:  je suis cheffe d’entreprise.

Moi dans ma tête je me disais pauvre dame. Elle ne savait pas qui elle avait en face d’elle, une femme d’affaires affutée. 

Farida lui lance mine de rien :  ce n’est pas facile en ce moment avec la crise, vous n’avez pas beaucoup de clients je suppose ? 

Et bingo le piège était tendu ! Sors ta carte gold. 

La cheffe d’entreprise bombe le torse : Ah si, d’ailleurs je les fais même bien payer mes clients !

Farida esquisse un petit rictus de gloire, on pouvait entendre le son de la caisse enregistreuse sonner dans sa tête. 

Farida : Bah madame il faut montrer qui est la boss !!!  je serais vous, je paierais une boîte de chocolats pour chacun de vos clients, les petits auront 120 grammes mais les gros, c’est le kilo comme le shit ! En offrant des cadeaux à vos clients, vous les fidélisez, mais aussi vous les mettez en compétition ! 

Ce jour-là, Farida a bouclé une vente de 3000 €, juste avec des boîtes de chocolats et une cliente. Une performance financière qui a duré moins d’une demi-heure. Elle a même porté les sacs de chocolat dans le coffre de la voiture de sa cliente pour finaliser son œuvre d’art. En revenant dans la boutique, elle était heureuse car cette cliente lui avait donné 10 € de pourboire. Toutes les femmes qui travaillaient avec elle ce jour-là ont célébré Farida en lui faisant un câlin collectif pour cette vente exceptionnelle. Elle nous a aussitôt repoussées avec un « c’est bon, c’est bon !  » Mais il fallait qu’elle se rende compte de sa valeur au sein de l’équipe. Elle était le genre de personnes qui assurait nos salaires ! Nous étions heureuses de travailler ensemble mais surtout admirative de cette jeune femme franco-algérienne, qui avait ce talent incroyable.

Farida/dialna

Farida et son sens de la repartie

Tenir tête aux gens dans la vie n’est pas chose simple, mais tenir tête à des clients qui engraissent votre tiroir-caisse, c’est une autre paire de manches !  Farida pouvait envoyer valser les client.es et conclure une vente en même temps ! Un jour une personne très irritée est entrée dans la boutique et nous a sorti : « Bonjour, j’ai besoin de confiture au kiwi. Merci de vous dépêcher, je suis pressée. Je n’ai pas toute la journée, contrairement à vous », Farida l’a accueillie en souriant  : « Bonjour. Oh faut déstresser là ! «  Ce à quoi cette personne lui a répondu : « Pourriez vous construire une phrase en français correct, quand vous m’adressez la parole ? »

Farida lui rétorque du tac au tac : Je ne bosse pas dans le BTP, moi ! Bon il vous faut quoi, en plus de la confiture ? »

Et avec brio, Farida a vendu plus qu’un pot de confiture à cet être méprisable. Au final, c’était toujours elle qui gagnait la partie de vente. Elle avait les meilleures défenses du monde : l’humour et le culot. Elle n’était impressionnée par personne et quand un homme en costume/cravate franchissait le seuil de la boutique, alors il avait le droit à un traitement spécial d’essorage de carte bancaire ! Impossible que cette personne ressorte de la boutique sans acheter quelque chose, dont elle n’avait pas besoin. Je me souviens de ce financier de la Défense, quand il nous a jeté sa carte bancaire sur le comptoir en nous disant avec mépris : « elle pèse cette carte ! »  Elle n’avait pas hésité à le défier du regard et du portefeuille !  « Monsieur a de la thune, c’est ça ? Bah alors ? On a une carte Platinum et on achète juste pour 15 € de marchandises, même avec ma carte électron je fais plus de course. Bouffon ! » Cet homme a fini par acheter un plateau de chocolat à 250 € pour sa femme et a donné sa carte de visite à la grande Farida, tellement il était impressionné par sa stratégie de vente. Franchement cette répartie, c’était du grand art, comme sa technique de vente.

Farida et le vol de savoir

Grâce à cette équipe en or, cette boutique a explosé son chiffre d’affaires historique, pendant la période de Noël. C’était ma première grosse collaboration avec des femmes. Nous étions heureuses de nous lever le matin, nous prenions un café sur un zinc parisien et nous mettions en place une stratégie pour atteindre nos objectifs. Une intelligence collective qui se mettait naturellement en place et portée exclusivement par des personnes magiques. Nous étions prêtes à préparer Pâques avec beaucoup d’enthousiasme et d’énergie. Mais un jour le grand patron de la franchise, un homme blanc parisien, nous présente Victoire qui venait faire un stage de vente dans la boutique pendant une semaine. Je l’ai accueillie avec beaucoup de politesse et posais naïvement la question : « Est ce que tu prépares un CAP vente ? » Elle s’est offusquée et m’a répondue sur un ton agacé : « Non je fais HEC et je suis venu voir Farida à l’oeuvre quand elle vend ». Quand j’ai compris qu’elle voulait voler le savoir de ma collègue, mon sang n’a fait qu’un tour. À cette époque les étudiant.e.s HEC comme Victoire devaient réaliser un stage ouvrier d’une semaine pour avoir une meilleure connaissance du monde du travail. Quand Victoire m’a annoncé l’intitulé de ce stage mon sang a refait un deuxième tour. Tout ce mépris de classe me dégoûtait singulièrement.

Je m’étais proposée d’être maitresse de stage pour cette jeune femme du 16ème arrondissement parisien, l’occasion était  trop bonne pour ne pas la saouler à longueur de journée avec des phrases du genre : « Alors, on passe un séjour chez les pauvres ? On s’offre le grand frisson ouvrier avant d’être cadre dirigeante ? Ton stage ouvrier va être extrêmement formateur tu vas voir. Tu ne travailleras pas avec Farida, tu seras à la cave avec moi pour le réassort de la marchandise. » Dans le rôle de la marâtre de stage j’aurais pu avoir un Oscar haut la main.

Et puis une autre question me taraudait. Pourquoi une personne d’HEC Paris faisait un stage dans cette boutique d’épicerie fine précisément? Parce qu’avec les bourgeois, il n’a jamais de coïncidence. Il y avait en effet une rumeur en interne. Le big boss aurait comme projet d’ouvrir une autre boutique dans le triangle d’or de Paris et Victoire, à 23 ans à peine devait absorber les techniques de vente de Farida pour être la future gérante d’un très beau magasin. Allez, redistribution des privilèges entre privilégiés !

Pendant trois jours Victoire m’a suppliée de travailler en boutique avec Farida. Comme elle était pistonnée par le grand patron, il fallait que je la libère de la cave. J’ai prévenue Farida qu’elle allait être observée pendant deux jours. Elle l’a complètement ignorée et faisait normalement son travail. Le soir, Farida décidait d’inviter l’équipe à boire un verre, y compris Victoire. Nous étions en train de rire, de parler. Bref nous étions heureuses d’être ensemble comme à chaque fois. Et là Farida change d’un coup d’humeur, elle a regardé Victoire droit dans les yeux : « Tu peux m’observer autant d’heures que tu veux, tu n’auras jamais la dalle que j’ai quand je me lève le matin madame HEC (silence). T’as capté ? » Froid au sein de l’assistance. Victoire a prit son sac, a quitté le bar vexée, mais a finit par être gérante d’une des boutiques parisiennes.

Farida/dialna

Farida méritait ce poste plus que n’importe qui, mais elle n’avait pas le « profil » de l’emploi. Quand elle a compris que ses chances de monter en grade étaient compromises, son moral a commencé à décliner doucement. Encore une preuve que ces sociétés, ONG ou associations bidons utilisent les compétences des personnes racisées pour s’enrichir mais ne veulent pas de personnes comme Farida pour représenter officiellement la franchise. Combien de parcours, de talents et de ressources ont été détruits à cause de ce racisme systémique ? Beaucoup trop.

Farida et le patriarcat

Un matin je suis arrivée un peu plus tôt au travail. J’ai entendu des sanglots dans l’arrière boutique. J’ai alors vu Farida essuyer de grosses larmes, ses yeux étaient bouffis. Je lui ai préparé un café et lui ai demandé ce qui se passait. Elle a baissé les yeux et m’a dit en chuchotant à l’oreille que tout les jours un homme lui faisait du mal mais qu’elle ne pouvait pas en parler. J’ai essayé de la réconforter en la prenant dans mes bras. Je me souviens de sa froideur en me repoussant : « Je ne peux pas accepter ton câlin, car je vais m’écrouler, si je reçois un peu d’affection. Et la dépression, ce n’est pas dans mes moyens en ce moment. »

J’essaie de comprendre ce qui n’allait pas mais en vain. Silence radio de la part de Farida. Comme tout les grands traumatisé.es, la parole ne se libère pas facilement. Ce job de gérante était son saint graal, il aurait pu changer sa vie radicalement mais c’est Victoire d’HEC qui a eu le poste. Je comprenais mieux pourquoi elle investissait toute son énergie pour vendre, car elle voulait prouver qu’elle était capable de tenir un business à elle toute seule. Mais les hommes ont cassé le moral, l’ambition et le corps de Farida.

Quand elle buvait un verre le soir après une dure journée de travail ou l’on pétait une énième fois le chiffre d’affaire, elle clamait des speechs d’une profondeur incroyable au reste de l’équipe  : « Les meufs rebeues comme nous, on a pas le droit à la tendresse, au succès, à la vie douce d’une Laurène. On doit bosser tout le temps et pour tout le monde sauf pour nous. Je vous jure des fois j’aimerais être une française bourgeoise blanche avec des parents « Bernard et Bernadette » qui t’aident à obtenir un appartement, avoir un compte en banque garni par mamie Chantal et mon seul souci serait de me trouver un taf ou un stage à New York .Wallah je suis fatiguée d’être Farida !

Moi : Farida tu ne serais pas un peu khabate ?

Elle me regardait en souriant avec ses yeux noirs fatigués et dans une douce ivresse, elle me lance : « Mais putain la vie qu’on mène Nora, une vie d’éternelle baston ! »

Après les fêtes de Pâques cette équipe de femme s’est dispersée, un peu partout dans le monde. Elles ont toutes réussi leurs carrières professionnelles, leurs vies amoureuses. Les réseaux sociaux nous ont permis de nous retrouver virtuellement, sauf Farida. Aucune d’entre nous n’avons eu des nouvelles de cette incroyable vendeuse. Elle était notre école de business et de vie. Celle qui avait la stratégie de vente la plus rusée, la plus agressive et la plus efficace qui soit, finalement sa technique était à son image. On espère qu’elle est aujourd’hui safe et qu’elle produit de l’argent pour son propre compte, car aucun patron au monde ne mérite les talents de Farida !

Farida/DIalna
DR

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