Si vous êtes une femme, vous savez pertinemment à quoi fait référence le titre de cet ouvrage de Rebecca Solnit. Nous avons toutes vécu, ne serait-ce qu’une fois (et malheureusement cela n’arrive pas qu’une fois), cette situation où un homme veut nous expliquer la vie, parfois même NOS vies, avec une bonne dose de paternalisme. Ça s’appelle le mansplaining (contraction de man : homme et de explain : expliquer). Et c’est une des composantes du sexisme. Transposez ça au racisme, et vous avez du whitesplaining : lorsque des blancs veulent vous expliquer votre culture. Vous êtes une femme racisée ? BINGO, vous avez gagné le jackpot et vous faites face au whitemansplaining, un genre de monstre à deux têtes.
Rebecca Solnit est une essayiste américaine qui a écrit de nombreux ouvrage sur les mécanismes de la domination masculine, mais pas que, depuis de nombreuses années. Le départ de Ces hommes qui m’expliquent la vie est un article qu’elle a écrit suite à une énième situation de ce genre. Elle le raconte d’ailleurs en ouverture du livre, qui est un recueil de neuf articles écrits entre 2008 et 2014. Elle est invitée à une soirée dans les hauteurs d’Aspen, où l’on peut retrouver le gotha américain. Ennuyée par la soirée, Rebecca et son amie veulent partir, quand leur hôte les retient pour discuter.
– Alors, il paraît que vous avez écrit un livre ou deux ?
– Sept, pour être exacte, ai-je répondu
Elle a à peine eu le temps de mentionner que son dernier livre parlait d’Edward Muybridge, que son interlocuteur décidait de lui faire un cours magistral sur le sujet en faisant référence à un ouvrage « très important sur Muybridge, sorti l’année dernière », avec toute l’assurance que peuvent avoir les hommes dans cette situation. Rebecca Solnit en vint à penser que peut-être un autre livre était sorti sur le même sujet, sans qu’elle ne soit au courant. Son amie présente a du répéter trois à quatre fois que c’était bien Rebecca qui en était l’auteur pour que leur interlocuteur cesse son monologue, et se retrouve sans voix devant la réalité : une femme était bien experte dans un sujet qu’il croyait maitriser.
Il y a plusieurs mécanismes qui se mettent en place pour aboutir un à seul phénomène : le contrôle de la femme. Non seulement cet homme n’a pas pu envisager qu’une femme s’y connaisse dans un sujet qu’il ne maitrisait pas si bien que ça, mais en plus il n’a pas voulu entendre et faire face à la réalité car la parole d’une ou deux femmes ne compte pas. Il a fallu qu’elles lui répètent à plusieurs reprises qu’elle était l’auteure dont il parlait. Bien souvent, malgré la démonstration d’une expertise par l’étude, le savoir, ou l’expérience, l’homme refuse tout bonnement cette idée.
Rebecca Solnit n’est malheureusement pas la seule à subir ce genre de situation. C’est le moment de la petite histoire personnelle.
Il n’y a pas si longtemps, j’ai réalisé l’interview filmée d’une experte dans un domaine. Il se trouve que c’est une femme voilée, habitant au Proche Orient. Un technicien de l’image présent lors d’un visionnage se permet une réflexion sexiste sur cette femme : « Elle est peut-être voilée, mais on voit son soutien gorge à travers sa chemise, bravo la pudeur, hein ! » On a ici la première démonstration d’un racisme, teinté de sexisme de cet homme. Une femme, voilée qui plus est, qui a un discours clair et précis sur un sujet assez douloureux représentait ce que cet homme ne pouvait admettre. Ne pouvant pas l’atteindre sur son expertise, il a choisi de viser sous la ceinture, ou plutôt sous le chemisier (pour info, ce que ce vieux pervers a pris pour un bout de soutien-gorge n’était en fait que la doublure du dit chemisier). Suite à ce premier commentaire assez médiocre, il a rajouté qu’il avait un problème avec le voile (vraiment ?) : « En plus la-bas, dans son pays, c’est comme dans les banlieues en France, les femmes portent le voile, car elles n’ont pas le choix. Il suffit que l’une d’entre elles le fasse pour qu’elles suivent toutes. »
Deuxième exemple sexiste, une femme n’a pas son libre arbitre, elle n’est pas un être de raison, encore plus s’il s’agit de porter un voile…
Ayant évité de dire quoi que ce soit jusque là, je lui dis simplement que ce n’est pas aussi simple que ce qu’il affirme, qu’étant moi-même un pur produit de cette banlieue, je ne porte pas le voile bien que des femmes de mon entourage le portent, qu’il y a 1000 raisons de le porter, que toutes sont valables, et qu’une femme ne suit pas bêtement d’autres femmes. A-t-il réfléchit un instant à cette éventualité ? S’est-il dit que peut-être, il y avait d’autres raisons ?
Sa réponse fut :
« Non. Je le sais, je fais un documentaire sur le sujet. »
« Vous faites un documentaire, mais mon existence et celles de mes consoeurs prouvent que vous avez tort. »
« Non. J’ai raison, je travaille dessus depuis longtemps. »
Et ce n’est qu’une histoire parmi tant d’autres. Je suis sûre que vous avez également votre lot d’anecdotes de ce genre.
Pourquoi ces choses arrivent ? Pourquoi cette arrogance des hommes quand il s’agit d’étaler leur (pseudo) savoir, et pourquoi ce bâillonnement des femmes quand il s’agit de faire entendre leurs connaissances, idées ? Rebecca Solnit tente un état des lieux. Tout est histoire de pouvoir et de contrôle de l’autre.
Contrôler la femme par son silence forcé, par la violence (psychologique, physique ou sexuelle), par l’effacement de sa présence dans l’histoire même de l’Humanité, voilà les conséquences de ce qui est appelé « la masculinité toxique ». Rebecca Solnit en profite pour faire un lien intéressant entre le machisme systémique et le capitalisme, pour aborder la fonction «libératrice pour les hétérosexuels » du mariage pour tous, et dénoncer les abus des hommes de pouvoir (notamment à travers le scandale DSK et l’accusation de viol sur la personne de Nafissatou Diallo).
Rassurez-vous, le livre ne nous fait pas sombrer dans un cynisme total. Au contraire, en cette année suivant le mouvement #MeToo, et une certaine médiatisation de la prise de parole des femmes, il résume les avancées accomplies et les combats futurs à mener.
C’est une guerre, mais je ne crois pas que nous la perdions, même si nous ne sommes pas non plus proches de la victoire ; disons plutôt que nous avons gagné des batailles, que d’autres sont en cours et que certaines femmes s’en sortent vraiment bien tandis que d’autres continuent de souffrir. Les choses évoluent de façon intéressante et parfois même prometteuse.
Rebecca Solnit : Ces hommes qui m’expliquent la vie
traduit de l’anglais par Céline Leroy. Sorti en mars 2018, aux éditions de l’olivier
Merci pour cette découverte. Après un temps de réflexion, c’est vrai que pas mal de petites anecdotes ou réflexions masculine sur mes capacités professionnelles me reviennent. Sans compter avec la combo avec le physique… Décidément, Dialna fait du bien. Merci ! (Ajouté dans ma liste d’achats de livres )
Le livre a le mérite d’aller au delà du seul mansplaining. Merci pour ton commentaire !!