Fatéma Hal est une grande cuisinière marocaine, l’une des plus réputées. Son nom, aussi bien connu au Maroc qu’en France où elle vit, est synonyme de gastronomie, et de mets savoureux. Après de nombreux livres de cuisine, l’ouverture de son restaurant Mansouria, et un récit autobiographique (Fille des frontières), la spécialiste de la cuisine marocaine vient de publier son premier roman, Le discours amoureux des épices, aux éditions Zellige.
Dans ce premier roman, Fatéma Hal relate une histoire d’amour entre Zahra Hal, un alter égo de la romancière, et Claude Freeman, un homme mystérieux qui lui passe une commande assez spéciale ; le tout sur fond de voyage initiatique autour de la route des épices, et de transmission.
Dialna est allée rencontrer Fatéma Hal, dans son restaurant, le Mansouria, pour parler d’écriture, de cuisine et bien sûr d’épices !
Après une conférence sur les épices, Zahra Hal, une célèbre restauratrice fait la rencontre d’un homme aussi mystérieux que raffiné, Claude Freeman. Pour la femme qu’il aime, il demande à Mme Hal de créer un bouquet d’épices unique. Mieux, il souhaite tout connaitre des épices et et de leur histoire, afin de transmettre ce savoir à sa compagne, dont il parle pourtant très peu. Mme Hal, intriguée, accepte et prépare alors un voyage en plusieurs étapes pour lui faire découvrir cette histoire du monde et de la cuisine marocaine, à travers les épices. Cannelle, noix de muscade, macis, l’homme d’affaires va tout découvrir de leur subtilité, et garder un mystère autour de lui… Est-il vraiment qui il dit être ?
Avec ce premier roman, Fatéma Hal revient à ses premiers amours, la littérature. C’est après avoir étudié la littérature arabe et l’éthnologie qu’elle s’est lancée dans la cuisine. Après une quinzaine de livres de cuisine, elle sort enfin son premier roman. Pour Fatéma Hal, l’envie d’écrire de la fiction a toujours été présente, depuis ses études, mais, elle ne s’était jamais lancée. « N’est pas romancier qui veut. Souvent, on écrit quand on va mal ou à l’inverse, quand on est très bien. Au final, c’est le mur des Lamentation, ou une surdose de loukoum, ce n’est jamais très intéressant. Je voulais vraiment éviter cet écueil. » explique-t-elle avant d’éclater de rire. C’est en fait à l’écriture de scénario qu’elle pense tout d’abord. Elle commence un synopsis, « sans prétention », précise-t-elle, et en parle à quelques amis, qui lui conseillent quasiment tous sans exception, d’écrire un livre, en espérant une adaptation au cinéma. Elle en discute avec son ami Roger Tavernier, le patron des éditions Zellige. « Je lui ai envoyé ce que je croyais être une nouvelle, de 13 pages. Il y avait le début, et la fin. Il manquait le corps. », avoue-t-elle.
Héroïne de son roman
C’est lui qui la convainc d’en faire un roman. Fatéma Hal n’y croit pas trop, mais se lance tout de même : « Dans la vie, quand quelqu’un vous donne votre chance, et croit en vous, ça peut créer un déclic. Ça a vraiment été le cas ». Il lui donne un délai de cinq mois, elle finit son ouvrage en quatre. Fatéma Hal découvre une soif d’écriture de fiction et un amour pour ses personnages. « Je crois que le livre était déjà écrit dans mon esprit. » révèle-t-elle.
Les personnages, c’est tout d’abord son alter égo, Zahra Hal. L’identification entre le personnage de fiction et la restauratrice est totale. À part le prénom, tout est identique : « Le prénom et la fabuleuse histoire qu’elle va vivre », précise Fatéma, en souriant. Les pronoms se mélangent, « elle », « je », peu importe. Narratrice et héroïne se confondent. « Cette histoire c’est moi qui l’invente, qui la raconte, et donc la narratrice me ressemble. Elle s’est imposée à moi. Je n’arrivais pas à changer mon nom. D’ailleurs tout le long, Il ne m’appelle que par mon nom, le prénom n’arrive qu’à la fin. Elle est comme moi, tout en n’étant pas complètement moi. », dévoile la romancière. Mais ce n’est pas tout. Cette identification exprime aussi un besoin de représentativité. « Je mélange la réalité et la fiction peut-être parce que, ce que je voulais aussi dire, c’est qu’une femme peut être chef d’entreprise, intellectuelle, mère de famille, amoureuse.. Parce que très souvent, et surtout quand on est dans ce métier de la restauration, les gens nous réduisent à la cuisine telle qu’ils la voient eux, pas la cuisine dans sa richesse en termes de patrimoine, de transmission. Ce besoin d’inventer une histoire vient aussi de cela. », explique Fatéma Hal.
Et tout comme son personnage, Mme Hal, elle parle de l’autre protagoniste, le mystérieux Claude Freeman avec beaucoup d’admiration, et d’amour : « J’ai créé un personnage dont je suis tombée follement amoureuse, et on continue à vivre avec le personnage, à le faire vivre. » Une fois ces personnages créés, Fatéma Hal a utilisé ses connaissances en cuisine, sur l’histoire des épices, et a laissé son imagination inventer leur romance. Elle pousse le mimétisme en allant même chez le coiffeur se faire belle, tout comme son héroïne, avant d’écrire la scène où ses deux personnages doivent diner ensemble, en parlant à la première personne du pluriel : « Pour écrire la scène de notre premier diner, j’ai du aller me préparer, moi aussi ! »
C’était une évidence de parler de cuisine pour son premier roman. Mais elle avait aussi envie de parler de l’Histoire du Maroc et d’amour. « J’ai un côté guerrière et un côté fleur bleue, ce qui n’est pas incompatible finalement ! J’avais donc envie d’écrire une romance, mais avec tout de même un cri. J’aime bien les cris de colère parce que c’est libérateur et je crois toujours qu’on va un jour se réveiller et avancer, agir. », confie-t-elle. La défense d’un certain patrimoine est au cœur des préoccupations de Fatéma Hal. Celui du Maroc, mais aussi de manière plus large celui de ce qu’on a longtemps appelé « la civilisation arabe ». Casser les clichés, aller au delà des a priori, c’est aussi ce qu’elle essaye de faire à sa manière, avec son roman Le discours amoureux des épices. « Je n’aime pas l’injustice. Je n’aime pas cette idée qu’on a maintenant du monde musulman, du monde arabe qui s’enferme sur lui même, avec cette violence. Je veux aussi que l’on regarde cette civilisation pour ce qu’elle est, et pas uniquement ce qu’on nous répète tout le temps, du genre la civilisation arabe est grande car elle a inventé les mathématiques, etc .. Ça va au delà des mathématiques. La découverte des épices a d’abord servi d’un point de vue médical, pour la santé, avant d’en faire un commerce. »
Parmi les étapes du voyage initié par les personnages, il y a bien évidemment le Maroc. On y apprend comment se fait la Tanjia, célèbre plat de Marrakech, que l’on dit réservé aux hommes, mais on découvre aussi indirectement les figures des Dadas, ces femmes, anciennes esclaves, qui ont par la suite travaillé en tant que cuisinières auprès des grandes familles marocaines. Elles sont « les dernières gardiennes du patrimoine », et tombent petit à petit dans l’oubli, tout comme leur savoir si précieux, abandonnées par la mémoire collective. Au détour d’une anecdote, la romancière en profite pour adresser une critique à ceux appelle « les nouveaux riches », « les arrivistes ». Une famille de Casablanca embauche une ancienne Dada pour préparer un repas de fête, et demande un « dîner traditionnel ». La vieille femme se lance dans la préparation d’une rezzat el kadi (Turban du juge), sorte de spaghetti très fine, faites à partir de la pâte à Msemen, et accompagnant généralement des plats au poulet. Ce plat « de bledards » n’est pas du goût de la famille qui en a assez de ces « vieilleries ». Une scène au au parfum de vengeance pour Fatéma Hal : « J’ai connu ce genre de situations, alors que ce sont des plats que j’aime savourer, et que j’aime cuisiner! »
Une tradition culinaire à sauvegarder
Son visage s’anime quand on aborde le risque de perdre ces recettes traditionnelles : « C’est une tradition qui est très souvent restée orale, puisque nous n’avons pas d’encyclopédie de la cuisine marocaine. Ces femmes là sont notre encyclopédie. Les familles aisées aujourd’hui ne considèrent pas ces plats comme faisant partie de notre gastronomie. Cela fait plus de 30 ans que je me bats pour ça. Toutes mes conférences, mes interventions parlent de ça. Ce qui compte aujourd’hui à mes yeux, c’est sauver cette mémoire à tout prix, ouvrir des écoles, une académie. Je n’arrêterai pas d’embêter tout le monde avec cela. » Transmission de la tradition culinaire, mais aussi tradition des recettes médicales à base d’épices. On entrevoit alors les conditions de vie de ces anciennes esclaves, qui subissant des viols par leurs maitres, avaient recours à la noix de muscade pour avorter. Fatéma Hal se confie : « J’ai beaucoup pleuré en écrivant le récit de cette jeune femme. Cette histoire n’a pas existé telle que je la raconte, mais quand j’étais au Maroc, j’ai rencontré un Gnawi. Nous parlions de sa femme, une Dada, et de sa cuisine, notamment avec la noix de muscade. Il m’a alors avoué l’utilisation de cette épice dans ce genre de situations. L’écriture de ce passage a été laborieuse et douloureuse, c’est un passage qui m’a marquée. »
Entre les étapes de ce voyage, Fatéma Hal fait parler les épices elles-mêmes. On apprend alors tout de l’histoire de cette fameuse noix de muscade, et ses dangers en surdose, de son amant le macis, du cumin. Elles les met en scène, dans des parenthèses quasi enchantées qui ponctuent alors le récit. Fatéma Hal est complètement habitée par ses personnages, qu’elle avoue y penser souvent quand elle rencontre quelqu’un : « Ça devient même dramatique parce que pour moi, les épices sont vraiment des personnages vivants. Dernièrement, lors d’une rencontre dans une grande librairie de Casablanca, où je parlais du livre, on m’a posé des questions sur le cumin. Je dis que je le vois comme un homme viril, moustachu, j’ai l’impression que c’est un Oujdi (habitant d’Oujda, ville d’origine de Fatéma Hal). Juste en face de moi, se trouvait un monsieur d’Oujda qui ressemblait exactement à ma description, le pauvre ! Quand je vois quelqu’un d’un peu délicat, un peu prétentieux, je le vois un peu comme le macis, ou comme le poivre long. J’ai un ami qui ressemble vraiment au poivre long, très élitiste, snob. Mais il l’assume totalement ! »
L’autre thématique abordée dans le roman, c’est la défense de la culture du monde arabe : « Les épices viennent apporter ce parfum, ce petit zeste étrange et mystérieux, c’est un petit peu ça le monde arabo-musulman. Pour ce qui est du Maroc, le domaine de la cuisine, de la tradition est essentiellement un monde de femmes, que tout le monde pense les connaître, nous mêmes d’ailleurs. Je les ai fréquentées longtemps pour les livres de cuisine. J’ai fait beaucoup d’interviews pendant 30 ans avec des femmes très différentes. Je me suis rendu compte à quel point il y a une richesse absolument extraordinaire chez ces femmes qui ne savaient ni lire ni écrire, qui s’exprimaient différemment. Je suis presque sûre qu’elles avaient une attitude avec leurs épices comme avec leurs enfants. »
Il y est aussi question, indirectement, de la civilisation Syrienne, tombée dans l’oubli depuis le début de la guerre. Fatéma Hal rappelle la place particulière cette nation pour la préparation de nombreuses confiseries connues, dans le monde entier, et voudrait surtout qu’on se souvienne de la grandeur de cette culture : « Je me suis juste inspirée des événements actuels. Aujourd’hui, quand on pense à un Syrien, on pense à un réfugié. Pendant de nombreuses années, je rêvais d’aller à Alep par exemple pour apprendre l’histoire des sucreries. Les sorbets, le nougat, viennent de Syrie, comme tout le travail de la pâtisserie. Je voulais aussi que mon roman soit un témoin de son temps. Tout comme pour l’évolution au Maroc. Je veux surtout réapprendre à poser la question ‘pourquoi ?’ «
La cuisine du lien, la transmission d’une culture, c’est le travail de Fatéma Hal depuis de nombreuses années, qu’elle exprime ici sous une autre forme, celle de la fiction. Dans son premier livre Les saveurs et gestes du Maroc, en 1994, elle écrivait : « Quand les gens sont coupés de tout dans l’immigration, l’exil, la dernière chose qu’il reste, c’est la langue. La langue qui parle et la langue qui goûte. » À propos des gens ayant fuit leur pays, elle dit : « On me rappelle souvent cette phrase. En effet, en situation de fuite, quand on a tout perdu, c’est la dernière chose qui reste, on ne peut pas les priver de ça. On peut tout leur prendre, leur richesse, mais cette langue, et par extension cette cuisine, c’est aussi leur mémoire, c’est ce qui se rattache à la vie, et à leur histoire. » Il devient alors nécessaire pour certains, notamment les français issus de cette immigration de retrouver des lieux de mémoire, certains étant coupés de la langue parlée. Son restaurant Mansouria a joué ce rôle notamment pour sa fille, qui ne parle pas l’arabe : « Notre famille a construit notre pays dans un restaurant. Un restaurant, ça inverse les rôles, c’est à vous de vous y adapter. Et quand vous rentrez dans un restaurant comme ça, vous essayez plutôt d’être marocain. Dans ce contexte, on n’a pas l’impression d’avoir cette coupure. Je l’ai compris tard. Je sais que certains enfants d’immigrés ont ce problème, mais ils font des efforts. Ma fille en fait, en essayant de parler, même si elle a eu cette difficulté. Et pour autant ils aiment leur langue et leur pays d’origine ! »
Pour tous ces exilés, immigrés, pour leurs enfants basculés entre deux cultures, et pour tous les amoureux de la cuisine, Le discours amoureux des épices est à déguster comme un bon plat bien épicé.
Le discours amoureux des épices
Editions Zellige
20 €