En 2017, la rappeuse Mona Haydar s’est fait connaitre avec le morceau Hijabi, et son clip devenu viral. On en avait d’ailleurs profité pour vous faire un portrait de l’artiste américaine d’origine syrienne à cette occasion. La chanson devenue hymne féministe pour de nombreuses jeunes musulmanes à travers le monde est sa véritable carte de visite.
La rappeuse a sorti son EP, Barbarian, il y a quelques mois, dans lequel elle continue de dénoncer les dérives d’une société misogyne, capitaliste et islamophobe, avec des paroles entre ironie et émotions, sur des productions mélangeant musique orientale et hip-hop américain.
Le mois dernier, Mona Haydar donnait son premier concert à Paris, à l’occasion du Lallab Festival, à la Bellevilloise. L’occasion pour elle d’offrir un message d’amour et de sororité, sur fond de rap. Dialna en a profité pour la rencontrer et parler avec elle de son rapport au hip hop, sa volonté de décoloniser sa vision du monde, et de l’amour qu’elle porte à sa communauté, et aux marginalisés.
“All I wanna do is have some fun by the beach, man,
But here come ICE and that travel ban.”
Mona Haydar, Barbarian
Dialna : Bonjour Mona. Vous avez grandi à Flint, Michigan. Comment était-ce de grandir dans ce genre de ville ? Y avait-il d’autres familles musulmanes sur place ?
Mona Haydar : Aujourd’hui, oui, on y trouve une grosse communauté musulmane. Mais autrefois, nous n’étions pas nombreux. Ma famille a d’abord émigré de Damas vers Chicago, puis est allée à Detroit et enfin à Flint. Pour ma part je suis née en Arabie Saoudite. J’y ai vécu deux ans. C’est une histoire un peu compliquée (rires). J’ai donc grandi à Flint, une ville en majorité blanche, avec une grosse communauté noire, et peu d’arabes. Ma famille était l’une des seules. Il y en avait deux autres seulement.
J’ai eu beaucoup de chance, car je suis née longtemps après mes frères et soeurs aînés. Il y a une grande différence d’âge entre nous. Mes grandes soeurs ont dû subir pas mal d’horreurs. J’ai eu le privilège d’être préservée de ça. Grâce à ce qu’elles ont subi, j’ai pu me me sentir confiante en qui j’étais. Quand ma grande soeur allait à l’école, elle était la seule arabe, la seule à porter le hijab. Une autre de mes soeurs aimait le hard rock et faisait du skateboard. Elle avait une culture très alternative, et c’était la seule !
Rapidement, j’ai décidé de laisser aux autres gérer l’image qu’on renvoie. Ce n’est plus mon problème. Ils doivent comprendre que nous sommes juste des êtres humains, et qu’on ne représente pas un milliard de personnes, notre culture, ou notre religion. J’en ai assez de cette étiquette de représentant d’une idéologie ou d’une philosophie qu’ils haïssent, qui les rend inconfortables. Ils font ce choix eux-mêmes. J’ai décidé de vivre ma vie, d’être heureuse, d’être moi-même. Donc, au final, je dirais que grandir à Flint, ça a été 75% de bon, et 25 % de mauvais. Ce n’est pas si mal !
Je pense vraiment qu’il faut avoir une attitude positive, devenir l’espoir que vous voulez voir pour le monde. Il faut le façonner. Par exemple, je viens d’arriver en France. C’est très spécial pour moi, car la France a colonisé la Syrie. Je pourrais être en colère, envoyer balader tout le monde. Ou je peux aussi profiter de leur café et de leurs croissants, sans pour autant oublier mon histoire. Je ne vais pas laisser les choix des gens m’affecter ou affecter ma vie. Alors je décide d’être libre, peu importe la manière dont les gens me traitent, peu importent mes traumatismes, je vais vivre ma meilleure vie !
D : Comment la poésie est entrée dans votre vie ? Et comment êtes-vous devenue rappeuse ?
M.H. : J’écrit de la poésie depuis que j’ai l’âge d’apprendre à écrire. C’était naturel pour moi, ça faisait partie de ma manière de penser. Ça a toujours fait partie de ma vie. Le premier poème que j’ai écrit à sept, huit ans disait : « I am cool, I am mood, I am dude, I am Mona. » Le journal local de ma ville avait une rubrique pour les publications des enfants. Je leur envoyais régulièrement mes poèmes, et un jour, alors que je devais avoir dix ans, ils en ont publié un, à propos de mon chat. C’était une vraie inspiration ! J’étais tellement heureuse, c’était la meilleure chose qui m’était arrivée !
Plus sérieusement, je réalise que j’ai toujours été poète. J’ai commencé à me produire à 14 ans, dans des scènes ouvertes locales, dans des cafés. Petit à petit, le public grandissait, et je me suis améliorée. Je devenais plus disciplinée en terme de performance, d’écriture. J’ai pris le temps d’apprendre le métier, j’ai pris des cours, fait des ateliers d’écriture avec d’autres auteurs. Arrivée à l’université (elle a passé un master en éthique Chrétienne, NDLR), une de mes professeurs m’a vraiment poussée à aller plus loin. J’ai alors commencé à me produire dans tout le pays. Je pensais vraiment que je ne ferais que de la poésie, mais c’est vrai que je plaisantais parfois avec mes amis en leur disant « Vous verrez, un jour, je ferai du rap ».
Hip-hop way of life
D : Vous écoutiez déjà beaucoup de hip-hop avant ?
M.H. : J’ai grandi en écoutant du hip-hop, mes sœurs en écoutaient. C’est la langue officielle de Flint. J’ai vraiment eu beaucoup de chance de grandir entourée d’autant d’artistes, de musiciens, et de poètes si talentueux. C’était une ambiance particulière. Je plaisantais beaucoup sur cette idée de m’y mettre, et à force de le répéter, c’est devenu vrai. En 2015, je me suis décidée. Je me suis dit : « Et pourquoi pas ? Je vais essayer, on verra bien ».
Le hip-hop, c’est la vérité face aux dominants, parce qu’on peut changer le monde avec nos voix, si on les utilise à bon escient.
Mona Haydar, rappeuse
D : Vous avez rencontré des obstacles en contactant des labels ?
M.H. : Je n’ai même pas cherché. Je m’auto-produis. J’ai cherché un producteur local à Flint. C’est un artiste que je respecte énormément, et dont j’adore la musique, Tunde Olaniran. Il est à la fois immigrant et indigène américain. Son histoire est complexe et je savais qu’il pourrait comprendre ma démarche. Je l’ai alors contacté en lui disant que je voulais faire de la musique. Il a été partant tout de suite, même s’il a d’abord pensé que je voulais faire un album de « spoken word », ou slam. Ça a été une superbe expérience de travailler avec lui en tant que producteur. Il a fait le beat pour Hijabi, m’a aidée à me sentir à l’aise avec ma propre voix. Je détestais ce que j’entendais et lui m’encourageait, me disait que je m’améliorais. On a beaucoup travaillé, jeté pas mal de chansons à la poubelle, mais on a fini par produire quelques morceaux extraordinaires. Le premier morceau que je voulais sortir c’était Hijabi. C’était très important pour moi de commencer ma carrière musicale, de faire la transition entre poésie et rap avec ce morceau, en particulier. Le rap c’est littéralement du rythme et de la poésie (Rythm And Poetry). C’était une progression naturelle. Même si elle a été difficile, surtout en ayant grandi avec l’idée que la musique était « haram ».
D : Que représente le hip-hop pour vous ?
M.H. : Woaw, le hip-hop, c’est tout, c’est la vie, c’est la paix. Le hip-hop, c’est un style de vie, une culture, une philosophie. Pour moi, c’est aussi une libération, une union. C’est construire des ponts entre les gens. Le hip-hop, c’est aussi exprimer la vérité, sa vérité aux dominants, parce que nous avons ce pouvoir, et qu’on peut changer le monde avec nos voix, si on les utilise à bon escient. Voilà tout ce qu’est le hip-hop pour moi. Les gens qui me disent « Tu es une femme, tu es arabe, tu ne devrais pas faire ça. » ne savent pas ce qu’est le hip-hop. Je respecte et rends honneur aux gens qui ont été à la base du mouvement, qui l’ont fait vivre, jusqu’ici, ainsi qu’à la lutte des Afro-Américains. Il faut leur donner tout le crédit pour cette merveille qu’ils ont créée. Pour moi, c’est un outil fantastique pour dire ma vérité.
D : Que répondez vous à ceux et celles qui vous disent qu’en tant que féministe vous ne devriez pas faire du rap car le rap serait sexiste ?
M.H. : Je leur réponds que ce sont des putains de racistes ! Les gens ne peuvent pas supporter qu’un mouvement créé par la culture afro-américaine ne soit pas vil, sale, sexiste. Si c’est tout ce que vous voyez dans le hip hop, vous n’y avez pas prêté assez attention. Tous ces pseudo intellectuels et philosophes racistes, xénophobes, sexistes ne veulent voir dans le rap que des choses dégradantes. Alors que le sexisme existe dans tous les genres musicaux, tous les domaines, artistiques ou non. La femme est dévêtue partout, comme un objet sexuel. Regardez les cabarets en France, ou tout l’art classique ! Regardez les peintures, les sculptures, on y voit des femmes nues ! C’est si hypocrite. Considérer un art, une culture comme primitive, subalterne, c’est raciste. Point final.
J’ai besoin de décoloniser ce que je pense être beau parce qu’on m’a appris que certains traits ne l’étaient pas.
Mona Haydar
D : C’est aussi le propos de votre chanson Barbarian, justement ?
M.H. : Oui ! Dans ce morceau je parle de ceux qui regardent la culture arabe, ou n’importe quelle culture indigène, non blanche en se disant qu’elles sont moins glorieuses, que ces peuples sont sales, barbares, sauvages, non civilisés. Ça m’intrigue vraiment. En Europe, à une certaine époque, ils avaient littéralement des maladies parce qu’ils ne se lavaient pas. Ils n’utilisaient pas de savons. Ils devaient manger avec des couverts parce que leurs mains étaient si sales. Ils buvaient plus d’alcool car l’eau n’était pas toujours propre à la consommation. C’est une réalité de la civilisation Occidentale. Mais ce sont les cultures indigènes qui sont aujourd’hui considérées comme sales. On pense qu’elles le sont, alors que ces peuples sont proches de la terre. Ils cultivent leur nourriture, ils vivent en fonction des cycles de la nature. Pour l’Occident, tout ce qui est proche de la terre, est sale, barbare. Les valeurs sont inversées. Ça me rappelle un Hadith du prophète Muhammad, qui dit qu’un jour, les valeurs de ce monde seront inversées. Parfois on pense qu’une chose est bonne, alors qu’en fait, elle est mauvaise pour nous. On ne sait pas toujours faire la différence. Ce monde est plein de pièges. Quand on n’est pas conscient de ça, on croit à ces conneries, on croit que nos cultures ne valent rien. On intériorise ces valeurs racistes. Comme les gens qui disent que les femmes sont inférieures. Ah bon ? Qui t’a dit ça ? Comment peux-tu même y croire ? Ce ne sont que des mensonges !
Se décoloniser
D : Cette chanson Barbarian, est une sorte de libération, surtout pour les femmes, une ode à l’acceptation de soi, de sa culture d’origine, qu’on nous pousse à mépriser parfois. Le titre renvoie aussi aux origines amazigh de certain.e.s, « berbères » en français, qui est un dérivé de barbare. Comment vous avez vécu votre double culture, plus jeune aux États-Unis ?
M.H. : Ce mot « berbère » est si mauvais ! Les gens ne devraient jamais dire « Je suis berbère ». On a besoin de décoloniser notre langage. Etymologiquement, le mot vient du grec. On y voit déjà une opposition Occident / Orient. Ce qui venait d’Orient était « barbare ». On pensait qu’ils ne savaient pas écrire, qu’ils étaient sauvages, sales, on ne les comprenait pas. Tous les stéréotypes négatifs, c’était les barbares. On doit arrêter de les laisser nous définir. Aux États-Unis, il y a des similitudes mais c’est aussi très différent. Tout simplement parce que je n’ai pas grandi dans un pays qui a colonisé celui d’où je viens. Si j’avais grandi en France, en tant que syrienne, j’imagine que j’aurais eu d’autres traumatismes psychologiques à gérer. J’ai le privilège d’avoir grandi aux États-Unis sans avoir la peau noire, alors que le gros traumatisme de l’histoire de notre pays, c’est l’esclavage. C’est vraiment un privilège de pouvoir honorer cette souffrance sans avoir à en faire l’expérience dans mon histoire. Je serais différente si j’étais Noire aux États-Unis, si j’étais Marocaine en France, syrienne en France. Mon expérience de Syrienne en Amérique, c’est de ne pas trouver sa place. En Syrie, j’étais « l’Américaine », parce que je n’avais pas le bon accent quand je parlais. Les gens savaient tout de suite d’où je venais, et pensaient qu’on était riches ! Par ma manière de me comporter, mes vêtements, on remarquait tout de suite que ne je vivais pas là-bas. Je n’avais pas les codes. Par exemple, mes proches me reprenaient tout le temps parce que je souriais en public, alors que ça ne se faisait pas. Aux Etats-Unis, j’étais la Syrienne. Où est-ce que je peux enfin juste être Mona ? Être moi-même, sans qu’on me mette dans des cases ? Et puis, un jour tu réalises que tu n’as plus à jouer ce jeu. Tu n’as plus à te soucier de ce que les autres veulent, attendent, voient en toi. J’ai fait mon boulot. Je ne suis pas les choses terribles que vous pensez de moi, en fait je suis même plutôt géniale ! Je me sens bien dans mon corps, je mange bien, je prends soin de moi, je profite de ma vie. Et elle est simple.
D : Quel est votre rapport au succès, à l’argent ?
M.H. : Je ne crois pas que l’argent soit la définition du succès. Parfois des marques viennent me proposer des partenariats, mais je n’en veux pas ! Mon nom n’a pas pour vocation à être utilisé par n’importe qui ! Je pourrais être riche, mais je veux rester moi-même, intègre. Je veux être capable de réussir sans pour autant être riche. Ce n’est pas si simple aux États-Unis, surtout dans le hip-hop actuel. Il y a une tendance qui ne parle que de Gucci, Fendi, de voitures et bijoux. C’est la base même du capitalisme, du consumérisme, du néo-libéralisme. Les gens achètent des produits de luxe, pour montrer qu’ils sont devenus riches. Mais en vrai, tu dépenses tout ton argent, au lieu de le garder, d’épargner comme le font les riches blancs. Tu le dépenses au lieu d’investir dans l’immobilier, de créer des systèmes auto-suffisants pour que tes enfants n’aient pas à travailler plus tard. À la place, on achète des voitures qui perdent de la valeur dès que tu les utilises, des bijoux que personne ne va te racheter, et toutes ces conneries. On continue à louer nos maisons à des riches, on loue des jets privés. Ils nous ont convaincus que c’était ça le hip-hop. Non, ça c’est du consumérisme.
Ils peuvent prendre notre liberté, ils peuvent nous enfermer, mais on peut encore être heureux.
Mona Haydar
D: Revenons sur la vidéo de Hijabi. Vous disiez dans une interview que c’était surtout un moyen de s’amuser entre femmes et de montrer votre joie de vivre. Quand on est issue d’une minorité opprimée, le bonheur devient une arme politique, selon vous ?
M.H. : Absolument, sans hésitation. Le bonheur c’est une déclaration politique. Votre joie, c’est de la résistance face a l’oppresseur dominant qui veut vous voir fatiguée, abattue, isolée. Quand vous vivez joyeusement, vous ne respectez pas les règles du jeu. Vous rejetez ce système qui vous dit ce que vous devez être. Vous êtes supposée rester insatisfaite, jamais assez heureuse pour mieux avaler tous leurs discours à la con. Il faut se réveiller et se dire « Hey, je suis déjà heureuse d’être en vie, reconnaissante. Je n’ai pas besoin d’avoir une grosse voiture ou de l’argent. Peu importe, je vis ma vie pleinement. » L’oppresseur veut votre joie, parce qu’il n’en a pas.
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D : Votre discours me rappelle la photo de Shaymaa Ismael (Shaymaa Darling), devenue virale, où on la voit sourire, et faire le V de la victoire devant une manifestation de suprémacistes blancs islamophobes, ou encore certains jeunes palestiniens qui dansent le dabke devant l’armée israélienne en acte de résistance.
M.H. : Oui je l’ai vue, elle est géniale ! Certains ont fait des montages où on voyait de près les visages presque déformés par la rage de ces suprémacistes blancs, et le visage de cette femme, avec son sourire éclatant. Elle rayonnait.
C’est exactement ça, ils ne peuvent pas nous prendre notre joie, notre bonheur. Ils peuvent prendre notre liberté, ils peuvent nous enfermer, mais on peut encore être heureux. C’est la plus grande arme contre l’injustice, contre l’oppression. C’est la liberté pure. La joie, c’est la vraie résistance.
D : Comment les médias américains parlent-ils de vous ?
M.H. : Ils parlent peu de moi. Je ne passe pas à la télé ou même sur les chaines musicales comme MTV, par exemple. Tout ce dont les médias veulent parler c’est mon hijab, mon féminisme. Ils ne me parlent jamais de ma musique, ou de mon art. Je ne suis jamais juste une artiste. Je suis toujours une militante, une activiste politique. Ils oublient que je suis une rappeuse en fait. Je peux juste faire mon métier sans avoir à représenter qui que ce soit, sans avoir à dire des choses toujours très profondes ? On peut parler de ma musique, de comment j’ai écrit, de qui a produit ? On me fait toujours porter beaucoup de choses sur mes épaules. J’ai aussi le droit de n’être qu’une artiste. Quand on parle de ma musique, on me définit comme une femme qui fait du rap, « a female rapper ». On ne dit pas des rappeurs qu’ils sont des hommes qui font du rap.
Lutter contre l’invisibilisation
D : En France, on donne peu la parole aux femmes qui portent le voile dans les médias, elles ne sont que des sujets dans des polémiques négatives sur l’Islam. On aurait du mal à imaginer une Mona Haydar française…
M.H. : Bien sûr que si ! Vous avez déjà Menel ! Elle est toujours là, elle prépare son album. Je lui ai encore parlé hier au téléphone !
Il est temps que des artistes portant le voile soient visibles.
Mona Haydar
D : Justement, tout a été fait pour la faire taire, la rendre invisible. Comment réagissez-vous à ça ?
M.H. : C’est vrai. Mais, non seulement vous avez besoin d’avoir des artistes portant le voile, mais il est temps qu’elles soient visibles. Elles existent et on doit leur donner tout notre amour et notre soutien. C’est la première étape. Quand j’ai commencé, les tentatives de déstabilisation sont venues de la part de certaines « influenceuses ». Elles passaient leur temps à me critiquer sur des détails. Mais peu importe si je ne t’aime pas, peu importe si je n’aime pas comment tu t’habilles, peu importe si je n’aime pas ton style, moi je vais te soutenir. Parce que tu es ma sœur, et qu’on est dans cette lutte ensemble, et cette lutte est bien plus grande que nous. On doit arrêter de se tirer dans les pattes. Si je te soutiens, si je crois en ton message, je vais partager les initiatives, à chaque fois, à 100%. Ce qui compte pour moi, c’est ce qu’on l’on construit ensemble. On n’est pas là pour se démolir entre nous. Il y a assez de personnes qui le font déjà. Si, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, vous me voyez dire du mal de mes soeurs de lutte, sachez que vous devrez m’interpeller pour me dire que j’ai perdu la tête. Vraiment, venez me dire « Mona, ça ne va pas ! ».
Tous les systèmes d’oppression, comme le patriarcat, la suprématie blanche, le capitalisme, ont pour but de diviser les dominés. Mais ce qui m’importe, ce n’est pas ce que pensent les oppresseurs, mais comment vivent les opprimés. Ça m’importe tellement que je ne peux pas laisser les petites broutilles me déranger. Je ne vais jeter personne à la poubelle. On a besoin de tout le monde. On a besoin de réunir tout le monde avec bienveillance, pour qu’on puisse construire quelque chose de beau.
D : Vos chansons, vos textes sont très inclusifs. Dans vos vidéos, vous montrez toute la diversité possible chez les femmes. Vous n’oubliez jamais de parler des personnes transgenres, de la communauté LGBT, des migrants. Votre féminisme est décolonial, intersectionnel, teinté d’écologie et d’anti capitalisme. C’est le seul moyen pour vous d’être une artiste ?
M.H. : Ma musique reflète qui je suis, ce que j’ai dans le coeur, c’est à dire les souffrances de chacun. Je veux aimer, soigner, et rendre hommage à la beauté des gens qui luttent, qui ont des traumatismes. Mon message pour eux, c’est « On va y arriver, on va s’en sortir, en essayant plus fort, tous ensemble, pour construire un monde meilleur pour nous tous. » Ma musique représente ce que je crois. Et je crois que le monde est merveilleux, dans toutes ses teintes, toute sa diversité. Il n’y a pas un type de beauté supérieur à un autre. J’ai besoin de décoloniser ce que je pense être beau parce qu’on m’a appris que certains traits ne l’étaient pas. Dans la culture syrienne, il y a une expression que j’entendais souvent quand j’étais petite, « petite bouche ». Pour être considérée comme jolie, il fallait avoir des lèvres très fines, sinon tu étais moche. J’ai grandi avec cette image, c’est ce qu’on m’a appris. On me disait « Miskina (la pauvre), elle a de grosses lèvres. Heureusement qu’elle a la peau claire, elle pourra peut-être quand même trouver un mari plus tard. » Ces propos m’ont fait croire que j’étais laide. Les standards de beauté universels sont les critères blancs. Je ne dis pas qu’ils sont moches. Ça ne m’intéresse pas. Ce qui compte pour moi c’est de savoir que mon apparence est acceptable. Je ne dois pas appliquer des critères qui ne sont pas les miens sur mon corps. Donc ma musique reflète vraiment tous ces aspects de la vie. Personne ne fait des clips mettant en scène toutes les femmes musulmanes. Donc je vais le faire. Je vais raconter l’histoire que je veux raconter. Personne ne paye pour mes videos. Je les produis moi-même. Je vais montrer les image, les gens, raconter les histoires que je veux vraiment.
D : Dans votre chanson Dog, vous dites « La voix des femmes est une révolution ». Vous y ciblez certains hommes conservateurs qui jugent et contrôlent les femmes. En tant que femme musulmane, avez vous l’impression que la voix des femmes est peu entendue dans votre communauté ?
M.H. : Bien sûr ! Mais bizarrement dès que j’ai pu avoir quelques articles dans la presse, les magazines, on m’a subitement félicitée. Quand vous avez une validation extérieure, alors votre communauté vous redécouvre, et reconnait votre travail. Mais ils ont oublié que je me produis sur scène depuis mes 15 ans ? Ils ont oublié quand on me disait que je ne devais pas faire ça, que c’était honteux (« Hchouma »), que je devrais rester à la maison, me marier et avoir des enfants, rien de plus ? Ma grand mère me disait que je devais aller de la maison de mon père à celle de mon mari, puis à ma tombe. On a toutes interiorisé ce patriarcat. À un moment de nos vies, on doit juste lâcher prise sur ça. En réalité, je me fous de ce que les » ‘amous « (les oncles, les vieux hommes de la communauté) disent ou pensent. Personne ne veut leur ressembler, ni les femmes, ni les jeunes gens. Il ne faut pas les laisser nous rendre vulnérables par leurs propos. C’est un peu ce que dit Brene Brown, une chercheuse qui travaille sur le concept de la vulnérabilité. Elle dit qu’on ne peut pas laisser les critiques de ceux qui ne jouent pas dans la même cour que nous nous affecter. Imaginez si Mo’ Salah prêtait attention aux propos du supporter en haut des gradins, sur ce qu’il est censé faire avec le ballon. Quel mauvais joueur il serait, s’il se laissait atteindre par ces critiques ! Il fait ce qu’il pense être bien. On doit suivre son propre instinct. Vous ne pouvez pas laisser les avis des autres vous guider. Je l’ai appris à la dure. J’ai longtemps pleuré le soir dans mon lit en me demandant pourquoi autant de gens m’en voulaient. J’essayais juste de dire « Je vous aime » au monde, à mes sœurs, aux miens. On doit apprendre à s’aimer les uns les autres.
Pour revenir au morceau Dog, il parle surtout d’écraser le patriarcat, parce que c’est non seulement nuisible pour les femmes, mais ça l’est aussi pour les hommes. Si on croit au paradis et à l’enfer, je veux pouvoir dire : « Mon frère, j’essaye de te sauver des flammes de l’enfer. Je t’aime tellement que je veux te sauver. Alors, arrête de te comporter comme un chien. Tu crois que Dieu ne te voit pas ? Il te voit. Je t’aime tellement que je vais dénoncer ton comportement et te ramener dans le droit chemin. » Nous faisons tous des erreurs, parfois des mauvaises actions, ça ne fait pas de nous de mauvaises personnes. Nous sommes une communauté qui croit au « Tawba », au repentir.
Féministe et musulmane
D : On reproche souvent aux musulmanes féministes leur engagement car il sous-entendrait de la haine envers les hommes. Et là vous ne parlez que d’amour, c’est vraiment important.
M.H. : Le prophète Muhammad, paix et bénédictions sur lui, était le plus grand féministe. Par la révélation qu’il a reçue, il a appris aux hommes à ne plus enterrer leurs filles, il a montré que les femmes avaient le droit d’hériter, de choisir leur époux, etc .. Et on veut me dire qu’il serait contre le féminisme ? Je vais vous monter comme vous avez tort ! La misogynie et le patriarcat sont physiquement violents. Les femmes sont violées, agressées, violentées, tuées. Qu’est ce que le féminisme fait aux hommes ? Si le féminisme nous fait juste détester les hommes, il ne les tue pas. Le féminisme est bon, parce qu’il protège les femmes. Et si vous croyez à l’amour, à l’égalité, à la justice, alors vous croyez au féminisme. Mais si vous croyez au patriarcat, a la misogynie, si vous croyez que c’est normal que les femmes soient violées et tuées, assumez votre privilège. Mais je ne crois définitivement pas que ça soit lié à ma religion. Et celui qui pense que ça vient de ma religion ne l’a pas étudiée.
Être musulmane, c’est être féministe, je ne devrais même pas avoir à le préciser.
Mona Haydar
D : Certains musulmans disent qu’on est une mauvaise musulmane si on est une féministe et certaines féministes universalistes disent qu’on ne peut pas être une bonne féministe en étant musulmane, et surtout en portant le voile. Comment vous vous situez ?
M.H. : Je suis une féministe et je me fous du reste Que vont-ils faire ? Je porte ma foi, mes principes, mon art comme je le veux. Ils peuvent être fous de rage, peu importe. Je ne veux plus convaincre tout le monde. En Occident, on pense qu’on ne peut pas être musulmane et féministe. Mais être musulmane, c’est être féministe, je ne devrais même pas avoir à le préciser. Si vous êtes musulman.e, vous êtes féministe pour moi. Peu importe ce que les gens pensent de moi, on s’en fout ! Ça ne changera pas ce que je suis, ce que je crois, ce que je construis.
Le féminisme m’a apporté la liberté de me libérer du regard masculin. Mais mon féminisme vient de ma religion, l’Islam. Ils sont profondément entrelacés, entremêlés. Et donc quand on me demande comment je peux être musulmane et féministe, je réponds que ma religion m’a donné cette liberté en premier. Le féminisme est arrivé plus tard dans la culture coloniale occidentale qui leur fait croire qu’ils sont meilleurs que tout le monde. Maintenant ils ont le féminisme. Vous savez ce que j’ai ? J’ai l’Islam, avant d’avoir des injonctions coloniales sur le féminisme. Je suis très reconnaissante que les sociétés occidentales s’y mettent enfin !
D : Vous vivez au Maroc, aujourd’hui. Comment ce changement s’est passé ?
M.H. : Mon beau-frère vit là-bas depuis une vingtaine d’années. Il y dirige une école. On est allés passer des vacances en famille, et a il a proposé un job à mon mari, qui a accepté. Je venais de finir mon master à New-York, et nous venions de quitter notre appartement. C’était donc le bon moment pour se lancer. On y est installés depuis six mois maintenant.
D : Si vous étiez une ville, que seriez vous ?
M.H. : Fès, sans hésitation ! Je suis tombée amoureuse de cette ville, jusque dans mes tripes. J’adore Fès.
D : Si vous étiez un pays ?
M.H. : Aucun. Je ne crois pas aux frontières géopolitiques, aux lignes imaginaires dessinées par des européens bourrés ! (rires)
D : Si vous étiez un repas ?
M.H. : Ah c’est difficile ça ! Je vais en citer plusieurs, parce que je ne peux pas choisir ! Je dirais d’abord les feuilles de vignes farcies, dolma. Ensuite je choisirais un bon pad thaï. Et puis des frites. Des frites maison avec de la bonne mayonnaise maison. C’est trop dur de choisir. Voilà, un bon burger et des frites, avec des dolma en supplément !
D : Si vous étiez un film ?
M.H. : J’adore Star Trek, mais la série télé, pas les films. Je dirais Star Trek Next Generation.
D : Si vous étiez une chanson ?
M.H. : Je suis une chanson !
D : Vos coups de cœur du moment ?
M.H. : En ce moment, j‘écoute beaucoup Tierra Whack, J. Cole, et SZA.
Photo en Une : © Nora Noor