[Interview] Mayra Andrade, l’artiste « afrocontemporaine »

Dialna - Mayra Andrade

La chanteuse capverdienne Mayra Andrade vient de sortir son cinquième album, Manga. Six ans après Lovely difficult, et quelques années après avoir quitté Paris pour Lisbonne, elle revient avec un mélange entre le moderne et le traditionnel, décidée à se livrer un peu plus sur ce disque. Elle a enflammé la Cigale à Paris, en février pour fêter la sortie de l’album, l’occasion pour Dialna d’aller à sa rencontre pour discuter de sa carrière, de sa musique et de la perception qu’on en a en Europe.

À 34 ans, Mayra Andrade a déjà une carrière impressionnante. Elle vient de sortir son cinquième album et a collaboré avec les plus grand.e.s, dont Charles Aznavour en 2005, avant même la sortie de son premier album Navega. La chanteuse évolue de projet en projet pour construire une identité musicale qui lui est propre, à la croisée entre différents styles, et à l’image de son parcours. Mayra Andrade, née à La Havane, a grandi au Cap-Vert, mais aussi au Sénégal, en Angola, en Allemagne. Elle a longtemps vécu en France et s’est dorénavant installée au Portugal. En perpétuelle quête de renouveau, la chanteuse capverdienne a su faire l’unanimité autour d’elle. Quand on parle de Mayra Andrade, la réponse la plus courante est « Je l’aime ». Tout simplement. En fait, si vous ne l’aimez pas, c’est que vous ne la connaissez pas encore.

Après le single Afeto dont on vous avait déjà parlé, l’album Manga est donc sorti début février, avec en single un titre éponyme. Un album que le public parisien a pu découvrir sur scène à la Cigale, quelques jours après sa sortie,  et dont il pourra à nouveau profiter lors du passage de Mayra Andrade au festival Chorus des Hauts de Seine, le 6 avril prochain.

En attendant, on a pu discuter de sa carrière avec Mayra Andrade.

 

 

Dialna : « Manga » sort presque six ans après « Lovely difficult ». Ce délai entre les deux, était-ce une nécessité dans votre processus créatif, ou tout simplement un besoin de vivre une vraie vie ?

Mayra Andrade : C’est un peu de tout ça. Quand on regarde de plus près, ça ne fait pas si longtemps. Lovely difficult est sorti en 2013. S’en est suivie une tournée de deux ans. Ensuite, j’ai déménagé à Lisbonne et j’ai pris un peu de temps pour moi, pour m’installer. J’avais besoin de vivre aussi une vie normale, en effet. Ensuite, j’ai travaillé sur ce nouvel album pendant deux ans. Mais c’est vrai que je prends mon temps en général, je ne me presse pas pour sortir un disque.

Vous vivez donc à Lisbonne maintenant, c’est la raison pour laquelle on ne trouve que des morceaux en portugais et créole capverdien sur l’album ? Il n’y a pas de morceaux en anglais ou en français, comme sur les précédents. 

M.A. : C’est une volonté artistique de ma part, mais en même temps mes volontés artistiques sont intimement liées à ce que je vis. Je suis à un moment très lusophone de ma vie, en vivant en Portugal, c’est indéniable. Si on m’avait proposé des chansons en français qui auraient pu me plaire ou qui auraient apporté quelque chose au projet, j’aurais pu les intégrer, mais je n’ai pas cherché dans cette direction là non plus. J’ai même émis une certaine réserve à le faire, parce que si ce n’est pas une envie spontanée, c’est peut-être que ce n’est tout simplement pas le bon moment. 

 

Je ne me suis d’ailleurs jamais sentie aussi forte dans ma vie, et en même temps je n’ai jamais autant revendiqué ma fragilité. Je trouve que c’est une métaphore intéressante pour représenter le féminin.
Mayra Andrade

 

Sur cet album, il y a pas mal de productions afrobeats, un peu plus modernes que ce dont on avait l’habitude. Étiez-vous une adepte de ces musiques ou avez-vous découvert ces sons en arrivant à Lisbonne ? 

M.A. : J’écoute beaucoup d’afrobeats. J’ai fait un voyage au Ghana il y a 3 ans, qui m’a retourné le cerveau. J’écoute ce genre de musiques quasiment tous les jours depuis. Elles me procurent une telle joie, ainsi qu’une grande envie de bouger. J’avais vraiment envie de ressentir ça dans ma musique. J’ai voulu prendre le temps d’y trouver un endroit qui m’appartienne. Voilà pourquoi j’ai pris du temps pour faire cet album. Je voulais qu’il soit à la croisée entre ces musiques modernes et d’autres plus traditionnelles. C’est un album afrocontemporain. J’aime l’appeler comme ça, justement parce qu’il s’inspire de musiques africaines modernes, d’Afrique de l’Ouest, mais aussi du Cap-Vert, plus traditionnelles, un peu comme on trouvait sur mon premier album, Navega. C’est Romain Bilharz qui produit Manga, c’était une première pour lui. Il s’est associé à 2Be, qui est un très jeune beatmaker ivoirien, et Akatché, qui est sénégalais. On s’est retrouvés entre Abidjan, Dakar, et Paris pour travailler. J’ai ramené les chansons et les idées, ce que je voulais, en termes de sonorités, de prods, de mix. Ça a vraiment été un travail à plusieurs mains. 

Le titre « Manga” parle de la mangue, le fruit, que vous compariez à votre vision de la féminité, dans une interview. Vous pouvez développer ?

M.A. : La mangue est mon fruit préféré. C’est un fruit tropical, qui a pour moi, les couleurs, les odeurs et les saveurs de cet album, qui est très solaire. Je parle de la mangue comme un symbole de la féminité parce qu’il est très sensuel. Sa texture change en fonction de sa maturité, tout comme son parfum, ou ses couleurs. La femme de 34 ans que je suis passe par un processus de transformation qui est très fort, très puissant. Je ne me suis d’ailleurs jamais sentie aussi forte dans ma vie, et en même temps je n’ai jamais autant revendiqué ma fragilité. Je trouve que c’est une métaphore intéressante pour représenter le féminin. Et c’est un titre parfait pour l’album, puisqu’il se dit facilement dans toutes les langues, ce qui n’était pas toujours le cas pour les titres précédents ! (rires)

 

Il ne faut pas s’excuser de la sensualité qu’on peut avoir.
Mayra Andrade

 

On peut parler des autres thèmes abordés sur l’album ?

Dialna - Mayra Andrade
Mayra Andrade vient de sortir son cinquième album, Manga, chez Columbia Records © OJOZ

Déjà, il faut savoir que je mets un point d’honneur à faire moi-même les traductions des paroles, que l’on trouve dans le livret de l’album, et ce, depuis le premier album. Je travaille beaucoup dessus, ça me prend bcp de temps car il est très difficile de garder la poésie du créole capverdien. C’est important pour moi, que les personnes qui s’intéressent vraiment aux textes puissent savoir de quoi je parle. Manga, c’est un disque qui parle d’amour, de solitude, d’affection, de l’absence de démonstration de l’affect. Ça parle aussi d’immigration, d’une forme de liberté. Je revendique cette liberté d’être qui je suis, indépendamment d’où je viens, et de ce que les gens pensent. On ne pourra jamais plaire à tout le monde, donc autant être libre dans ce qu’on a envie d’être. Je parle des gens qui de manière ou d’une autre ont voulu me brider et me faire perdre confiance en moi, qui ont voulu me diminuer. Quand on s’ouvre à quelqu’un en étant cool, et simple, d’un coup, la valeur que vous aviez aux yeux de ces personnes diminue, parce que vous vous êtes montrées sympa. Dans la chanson Limitason, je dis au début : “Si je ne t’avais pas tendu la main, si je ne t’avais pas donné des preuves de mon amitié, peut-être m’aurais tu alors respectée. Mais en fait, tu n’as rien compris.” La vie, en somme.
Il y a donc beaucoup de moi-même, de confessions dans cet album. J’ai beaucoup plus écrit que sur les autres. J’ai écrits et composés huit des treize titres. J’y ai mis beaucoup de mon vécu. Avec le temps, j’ai trouvé une façon plus personnelle de parler de moi. Au début de ma carrière, j’avais l’impression que mes histoires n’étaient pas assez intéressantes pour en faire des chansons. Même si j’ai toujours écrit sur moi, je le faisais avec une poésie beaucoup plus abstraite. J’avais envie maintenant d’une écriture plus directe, plus concrète, un peu comme le font les rappeurs par exemple. Je trouve que ça a un impact complètement différent sur les gens, ce qui est très plaisant.

On parlait de féminité à travers la métaphore de la mangue. Dans certains articles sur vous, on a pu constater qu’une femme qui revendique le plus naturellement du monde sa féminité et sa sensualité est encore perçue comme un genre de provocation. Il y a eu des termes comme « aguicheuse », « provocatrice ». Est-ce un aspect qui vous a été demandé parfois dans cette industrie du disque ? De paraitre plus « sexy », par exemple ? 

M.A. : J’ai une personnalité tellement forte, que même s’ils y pensaient, les gens qui travaillent avec moi, n’oseraient pas me le demander ! Sincèrement. Je travaille avec des gens intelligents et respectueux heureusement. Ensuite, il y a les nuances de français, et la plume de chacun, je ne peux pas juger et je ne lis pas forcément tous les articles sur moi. Mais oui, c’est surprenant de relever cet aspect de cette manière, en tout cas. Il faudrait aller leur poser la question pour comprendre pourquoi ils présentent ainsi une chose aussi belle, de s’assumer entièrement ! Pourquoi cela fait-il peur à ce point ? Je communique sur mes réseaux sociaux très naturellement, par exemple. Il n’y a pas deux personnes différentes en moi. Je suis sur scène comme dans la vie. Il ne faut pas s’excuser de la sensualité qu’on peut avoir. Ça me passe un peu au dessus de la tête.

 

En France, il y a souvent la facilité d’étiqueter une musique qu’on n’arrive pas à définir comme “world music”. Comment avez-vous réussi à nuancer cette perception,  en apportant votre touche capverdienne, africaine et en évitant une certaine exotisation ?

MA : Oui, c’est un des problèmes majeurs, cette exotisation de certains artistes. Ce qui m’insupporte souvent, ce sont ces articles, ou portraits de moi, dans lesquels on parle de ma voix qui serait “sucrée”, “chaleureuse », « ensoleillée », « comme du sable chaud ». Je trouve cela complètement réducteur. Je n’ai pas envie de dire ridicule, mais c’est toutefois limité d’un point de vue rédactionnel. C’est une facilité, voire de la flemme de ne pas chercher une autre manière de décrire ma voix. J’ai toujours su, depuis que j’ai commencé à faire de la scène à 15 ans, que je voulais faire quelque chose de différent dans la musique capverdienne. C’était mon obsession. Je chante depuis que j’existe. À l’âge de quatre ans, j’ai réclamé une guitare à ma mère. Je n’ai jamais décidé d’être chanteuse, je suis née chanteuse. J’ai eu une vie très liée aux voyages, j’ai vécu dans de nombreux pays. Je savais que je ne voulais pas faire de musique traditionnelle pure et dure, puisque ça n’avait pas de sens pour moi. J’ai développé une certaine perméabilité à d’autres cultures et sonorités. Je suis très attachée à la liberté en général et à la liberté créative en particulier. J’ai donc toujours cherché à apporter une pierre différente à l’édifice de la musique capverdienne. J’ai toujours été considérée comme une artiste appartenant à une famille traditionnelle, mais un peu borderline. Quand on est vraiment dans la musique capverdienne, on se rend compte à quel point ce que je fais n’est pas traditionnel. Quand on est moins familiarisé à une musique, on imagine que tout se ressemble. J’ai toujours voulu proposer quelque chose de nouveau. C’est en ça que cette pause m’a été bénéfique. Je sors cet album à un moment où je suis déjà dans un cycle nouveau. Je me suis déjà émancipée de beaucoup de choses, et ça s’entend musicalement. C’est ça ma contribution à la musique capverdienne.
Au départ, cette étiquette world music me laissait indifférente. Et puis, j’ai réalisé que ce n’était pas très sexy ni vendeur en fait. Ça limite la perception qu’on a de ta musique. Quand on te colle cette étiquette, tu vends moins, tu passes moins sur les bonnes radios, dans les bonnes émissions. Tu es vu comme faisant de la musique folklorique. Musicalement, je pense qu’il faut revoir ce terme, ça ne correspond à rien. ll est né fin des années 80, début des années 90. Je connais une des personnes qui en est à l’origine, d’ailleurs. C’est un producteur hollandais qui vit à Londres. Un jour, alors qu’on travaillait ensemble, il s’en est excusé face à moi. Il m’a expliqué que les disquaires l’appelaient pour lui dire “Vos disques sont sympas mais on ne sait pas où les classer dans nos rayons”. À l’époque, ce sont les labels qui ont créé ce terme fourre-tout. Il faudrait sortir de ça maintenant.

Au Cap-Vert, en particulier et en Afrique en général, comment le public perçoit votre musique et vous perçoit ?

M.A. : Je reçois énormément d’amour de mon public base. J’ai donné mon premier concert sur la plage de Praïa, la capitale du Cap-Vert. J’avais 15 ans. Ce public m’a vue grandir. Il y a beaucoup d’amour, de respect de leur part. Certains ont 20 ans aujourd’hui, ils sont nés avec ma musique et m’entendaient chanter depuis leur enfance. C’est particulier, parce que je suis à la croisée des générations. Quand j’ai commencé, leurs parents venaient me voir chanter parce que je faisais une musique un peu plus traditionnelle. Avec le temps j’ai voulu m’ouvrir à d’autres choses. Je me suis rapprochée d’une génération qui est plus jeune que moi, en plus de celle de mon âge. Quand vous allez à mes concerts, vous avez des gens de 20 ans à 55 ans. C’est rassurant. On se dit que indépendamment de tout, des médias, des choses que l’on ne contrôle pas, la musique fait son travail. Elle parcourt un chemin, elle arrive dans la vie des gens malgré nous, Une fois qu’elle arrive chez les gens, ils vivent avec ça, et nous rendent beaucoup. Surtout s’ils perçoivent la sincérité dans ce qu’on propose. il y a quelque chose de direct.

Pour en revenir à votre voix, comment vous la travaillez ? Sans tomber dans les qualificatifs que vous dénonciez, elle a tout de même une spécificité. Comment vous l’entretenez ?

Dialna - Mayra Andrade
Mayra Andrade © OJOZ

M.A. : Je viens d’un endroit où on chante comme on respire. Ça ne veut pas dire que tout le monde sait chanter, mais plutôt qu’on chante spontanément. En 2001, j’ai remporté le Concours des Jeux de la Francophonie au Canada, où je représentais le Cap-Vert. Après cela, le Parlement de la Francophonie a décidé de me donner une bourse pour des cours de chants dans un pays francophone, j’ai donc choisi de venir à Paris, à 17 ans. Pendant un an, j’ai suivi ces cours dans une école pour professionnels. C’était la première fois que j’en prenais. J’ai beaucoup appris, notamment à me servir de ma respiration et à moins m’esquinter la voix. Comme je travaillais déjà sur un répertoire qui était le mien, je n’ai jamais fait de classique, ou du chant lyrique. Personne n’est jamais intervenu dans ma façon de chanter. On m’a donné des outils pour travailler mon muscle de manière à ne pas l’abîmer. Aujourd’hui, je fais entre 80 et 120 concerts par an, je travaille beaucoup, mais mon hygiène de vie, c’est essentiellement, du sommeil. Je dors donc beaucoup, je ne bois pas d’alcool, je ne fume pas, en tout cas pas de cigarettes. Je m’autorise le cigare de temps en temps. Et je ne fais pas la fête quand je suis en tournée. Je ne bois pas de café, pas de soda. Comme j’ai une voix qui est plutôt rauque, qui peut se casser facilement, j’évite tout ça. À coté de ça, je connais pleins de gens qui ont des voix incroyables et qui boivent, fument… Ça dépend beaucoup de l’organisme de chacun. Je n’ai pas de routine particulière, je ne fais pas les exercices vocaux que je devrais faire plus souvent. Je ne me chauffe pas la voix avant un concert. Je dois faire 30 secondes seulement de vocalises ! Sur le papier, je devrais être plus sérieuse avec ces exercices, mais ça fonctionne comme ça pour moi.  Mon école, c’est celle de la spontanéité. J’ai appris à gérer en fonction de mon propre rythme.

Quels sont vos coups de cœur du moment ?

M.A. : J’ai adoré le film Bohemian Rhapsody sur Freddie Mercury et le groupe Queen. Ça m’a renvoyer à mon enfance au Cap-Vert. Les clips de Queen, c’était ce qu’il y avait de plus décalé à voir à la télé. J’avais quatre ou cinq ans et je trouvais ça dément. Musicalement, visuellement. Je voyais bien que c’était un homme déguisé en femme, et je trouvais ça génial. Ça me fait réaliser que j’ai toujours été la même personne finalement. Il y a très peu de choses que je trouve bizarre. Autour de moi, à l’époque, certains trouvait ça bizarre ou choquant, moi je trouvais ces morceaux, ces clips tout simplement géniaux, et ça m’a fait plaisir de revivre ça grâce au film. Sinon j’ai découvert un artiste, Lucky Daye. J’ai pas mal écouté ses titres sur Spotify, et j’ai adoré. J’ai aussi pleins de livres commencés mais pas terminés.. On en parlera une prochaine fois. 😉

 

Photo en Une : © OJOZ

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