Fin septembre 2020, la chanteuse franco-tunisienne Nawel Ben Kraïem sortait son nouvel album, Délivrance. Après un court passage en maison de disque chez Capitol pour son EP précédant, la chanteuse sort ce nouveau projet en toute indépendance et nous emmène dans une odyssée poétique. Un album qu’elle nous délivre comme un hommage à ses référents.
Elle se constitue alors une famille artistique qui va l’accompagner sur ce nouveau projet. “Quand tu es dans une période de difficultés, tu fais un tri assez instinctif. Tu vas vers les gens qui te font du bien, avec qui c’est évident”. Sa liberté artistique retrouvée, elle contacte donc le binôme de beatmakers venant du hiphop, Chambre 20 pour quelques titres, mais aussi Tim Whelan, du groupe londonien Transglobal Underground, qui amène une touche électro dub. Le rappeur palestinien Osloob l’accompagne sur un titre. Son acolyte de toujours, le musicien Nassim Kouti est également présent, et la jeune femme a fait appel à Mitch Olivier, déjà présent sur son EP Par mon nom, sorti en 2018, pour mixer et réaliser l’album. “J’ai pu voir qui était fidèle, qui était là au-delà des contingences économiques. Ça a été le moment de créer ma famille artistique”, avoue la jeune femme. La présence de Mitch Olivier se révèle indispensable pour l’harmonie du projet selon Nawel Ben Kraïem : “Le mix de Mitch (Olivier) donne vraiment la couleur de l’album. Comme j’avais beaucoup d’intervenants, d’influences, de couleurs différentes, et même si c’est un plaisir pour moi de réunir autant de personnes, il fallait quand même trouver une cohérence globale”. Ce grand professionnel ayant réalisé des albums pour NTM, Alain Bashung, ou encore Diam’s est donc le capitaine de ce voyage musical: “J’ai toujours trouvé les mixs de Mitch très profonds et atemporels. C’est ce qu’il a apporté à mon album, il lui a donné une vraie direction”, détaille-t-elle. La musicienne voue une admiration sans limite pour ce grand monsieur de la musique et pour son travail. “Son travail est toujours au service de la chanson. Il parle toujours d’atmosphère, d’émotion. Ce n’est jamais prétentieux. Il connaît son métier et rejette tous les artifices, comme les correcteurs sur les voix, par exemple. Il aime les imperfections qui rendent ce genre de projet très vivant”, ajoute-t-elle. Une approche purement artistique qui correspond tout à fait à la musique de Nawel Ben Kraïem : “Il a amené de la profondeur en respectant les aspérités. Finalement, c’est ça l’art”.
Lors de notre dernière rencontre, Nawel Ben Kraïem nous recommandait en coup de coeur du moment, le roman Délivrance de l’auteure américaine Toni Morrison, décédée en août 2019. Une lecture qui a beaucoup influencé la musicienne : “J’ai lu beaucoup de ses romans, et beaucoup de ses réflexions sur le monde. Il y a quelque chose de l’ordre de la vie, de la joie, de la puissance. Elle n’est pas que la militante qui pointe ce qui ne va pas, elle est aussi la militante créatrice. Il y a beaucoup de symbolisme dans ces romans. Dans ‘Délivrance’, on a un personnage noir, qui n’est pas accepté, et qui malgré tout donne la vie”. C’est ce titre qu’elle a voulu donner à son nouvel opus : “Au-delà de la petite chanson, l’album Délivrance englobe plusieurs facettes, comme plusieurs romans, ou petites nouvelles. Chaque chanson est un roman en soi, d’où la difficulté de trouver un titre d’album qui reprenne tout ça. Ça m’a aidé d’en avoir un qui dépasse un peu le tout, qui soit plus grand que les autres, comme l’était ce roman”, détaille-t-elle.Une référence littéraire qui n’est pas anodine pour Nawel Ben Kraïem. “Elle est une des auteures qui me donne beaucoup de force, qui m’accompagne. Mon principal remède à la mélancolie, c’est la lecture. Ça me plaisait de rendre hommage à mes référents, qui sont plus des référents littéraires que musicaux”, dit-elle, non sans ironie. En effet, la jeune femme prévoit de sortir un recueil de poésie, au printemps 2021. Le titre, À l’intérieur, coule la mer, est lui, une référence à un titre d’Alain Bashung. La littérature et la musique conversent et se croisent dans la vie de Nawel. Tout comme la poésie, qui a toujours eu une place importante chez elle, et ce, depuis son plus jeune âge, alors qu’elle faisait des ateliers de théâtre à Tunis. Elle en met naturellement dans ses titres depuis le début, et poste parfois ses écrits sur les réseaux sociaux. Un genre d’expression qui n’est pas, ou plus considéré comme populaire aujourd’hui. Pourtant, la poésie fait intégralement partie intégrante de l’ADN de la musicienne : “Je crois que ça a toujours été mon langage premier. Au fond, je crois que les Tunisiens sont tous des poètes, pas besoin de faire des workshops. Leur manière de parler, à l’instar de celle de mon père, est très imagée, tout en mélangeant des expressions. C’est poétique !”, s’exclame-t-elle.
« C’était assez évident de le mettre en ouverture pour moi. J’ai essayé plusieurs ordres, et à chaque fois il finissait en premier. C’est une chanson qui est traversée par le deuil. Elle a une dimension plus grande que le reste, je ne la voyais pas au milieu du projet. Je chante en plusieurs langues dans ce morceau. Je passe de l’une à l’autre, il y a un côté presque créole dans cette utilisation. Même en arabe, j’utilise différents dialectes. Mon compagnon est algérien, du coup j’emprunte aussi de ce côté là. C’est une des choses que je me suis autorisée un peu plus sur cet album. L’absent est un peu moins mental, plus dans l’émotion que le reste. Il y a d’abord cette Intro, qui dit « viens dans mon monde », et ensuite ce morceau, qui vient nous libérer de nos émotions, et après on réfléchira peut-être.. Mais d’abord, le voyage commence par là. »
« Ce morceau était important pour moi, parce qu’il aborde ce thème de l’invisible, c’est un aspect très important dans notre patrimoine culturel, qui fait qu’on est un peu apaisé avec le fait qu’on ne comprenne pas tout, qu’on ne maîtrise pas tout. Il est accepté qu’il existe des choses qui nous dépassent, mais qui sont là. Ça peut être l’intuition, l’instinct ou en effet des esprits. On se pose des questions Qu’est ce qui m’a guidé? Qu’est ce qui m’a sauvé? Qui m’a protégé? Il y a d’autres choses qui peuvent nous guider et on peut les entretenir et s’y retrouver. Pour l’aspect musical, il y a un véritable dialogue avec Nassim Kouti, qui est vraiment imprégné par le diwan algérien. D’ailleurs il joue aussi ce style de musique avec son groupe que je vous invite à découvrir, qui s’appelle « Bania ». Un diwan un peu remis au goût du jour avec ces mélodies entêtantes, cette forme de transe avec laquelle on accède à ce monde que je raconte littéralement dans le titre. C’est un dialogue avec le monde de l’invisible, dans le thème et un dialogue avec ce patrimoine musical qu’apporte Nassim. »
« Cette chanson porte le nom du quartier dans lequel j’ai grandi, à Tunis. Je l’ai écrite il y a longtemps, je la chantais sur scène, mais elle n’avait jamais trouvé sa place dans un album. Elle a un côté un peu décalé, pas forcément dans mon univers habituel. Elle sort un peu du lot, en en même temps, elle a trouvé naturellement sa place dans cette odyssée qu’est l’album Délivrance, justement parce que j’avais enfin de l’espace pour cette lumière, cette énergie. C’est grâce à cette dualité, un peu comme un clown triste, qu’elle s’est faite une place. »
« Dans cette chanson-là, Il y a cette notion de confession, de tomber les masques, de s’autoriser une chanson qui dit que j’ai besoin de respirer, de dire que je suis mal. Mais ça, c’est une toute petite dimension de la délivrance que cet album contient. »
« Ce morceau aussi est arrivé avec cet aspect décalé, mais avec un côté simple, un peu naïf, à la Prévert. C’est le genre de poésie qui me touche aussi. »
« Jari Ya Hamouda est une chanson hyper connue en Tunisie, et dans tout le Maghreb. Elle fait partie des incontournables des fêtes de famille. Ce titre est parti du plaisir de la chanter, tout simplement. Ce titre c’est un peu comme un hommage à mes référents, comme dans le hip hop, quand on utilise des samples. Là j’ai utilisé mon imaginaire. J’ai fait ce morceau avec Tim Whelan, qui aime bidouiller les sons. J’ai chanté sur le micro de son ordinateur. C’était une prise de son un peu crado et c’est ce qu’on a gardé. Ce n’est pas une reprise pour moi, c’est vraiment, comme un sample. L’histoire que je me suis racontée, c’est celle de ce voisin qui, dans la chanson, n’arrive pas à dormir, ne trouve pas le sommeil, comme l’insomnie de l’exilé. C’est cette histoire que j’ai racontée à Osloob, un rappeur palestinien qui a grandit au Liban, quand je lui ai proposé de de venir sur ce titre. Il rappe en arabe sur ce thème de la ghorba (exil en arabe). II a repris à un moment un refrain d’une chanson très connue en Palestine, comme un dialogue de ces deux comptines de l’immigré, qui se retrouvent dans son insomnie. Il y a cette idée qu’avec le pouvoir de la danse, de la chanson, de la comptine, tu trouveras aussi de l’énergie, du dialogue, du bien. J’aimais bien avoir le pur plaisir de cette mélodie, mélangée au propos plus politique de l’immigré. Faire de la joie et du chant une arme politique aussi. Ces chansons font aussi partie de notre patrimoine, et c’est primordial de les célébrer. »
« Tout comme pour le titre d’ouverture, L’absent, la présence du titre Lebess en clôture était une évidence pour moi. Je n’ai pas pensé sur le coup que ça pouvait en effet faire une boucle. J’avais besoin de cette dimension presque mystique, de se rappeler sa position d’humain mortel. Finalement cette chanson-là contient un deuil aussi. Il s’agit d’attraper l’émotion après un drame. On sait que le chemin de la reconstruction va être extrêmement long. Mais comme on est passé à côté de la mort, ou d’un drame, on a aussi conscience de la chance d’être en vie. Dans la situation politiquement difficile que nous vivons, on a beaucoup à apprendre en termes de sagesse, de philosophie et de réflexion parce que chaque épreuve comme celle-ci nous renvoie à l’essentiel, à une réflexion de fond. C’était vraiment ce moment d’après drame que je voulais attraper, d’où l’arrangement extrêmement dénudé, et la force de la voix, avec des couplets très concrets sur la difficulté de remonter la pente après le drame. On a des accords de musique très simples, qui donnent justement de la place à ce texte qui accompagne l’émotion post-traumatique. Pour le refrain, encore une fois, c’est un clin d’œil au patrimoine nord-africain, car c’est un refrain assez connu en Algérie. Autant dans la mélodie que dans les textes, il a la simplicité, la poésie et la profondeur de l’âme arabe avec cette façon de prendre les choses quand ça ne va pas. On y trouve de la douceur pour la survie. Et on manque clairement de cette douceur en France, notamment pour annoncer de mauvaises nouvelles. « Hamdulillah, Lebess », ce genre de mots, de bienveillance que l’on peut trouver dans le monde arabe, qui est primordial pour moi. »
Nous avions aussi envie de faire parler Nawel Ben Kraïem sur les chansons de sa vie. C’est le cas dans cette vidéo !