Marwan Muhammad : Nous (aussi) sommes la Nation
Marwan Muhammad fait partie de ces personnalités qui ne laissent personne indifférent. Pour certains, le directeur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) est un exemple de bonne représentation, un genre de role model ; pour d’autres, il est quasiment le diable en personne, un ennemi de l’intérieur. La plupart du temps, ce qu’il dit, ou pense n’entre pas forcément en compte pour se faire une idée. Les clichés et stéréotypes sur ce qu’il est censé être suffisent à se faire une idée. Un homme musulman qui parle d’islamophobie comme étant un phénomène systémique d’Etat, et qui préside une organisation qui lutte contre cela (CCIF), forcément ça en irrite plus d’un. Rajoutez à cela une certaine éloquence, vous obtenez la personnalité que les media et les politiciens aiment détester. Il vient d’annoncer sur sa page Facebook, la fin prochaine de son mandat, à la direction du CCIF. Alors, quand il a sorti son deuxième livre « Nous aussi sommes la Nation » (aux éditions La découverte), il y a quelques mois, nous avons été intriguées et avons cherché à en savoir plus.
Après un roman quasi autobiographique plutôt réussi, « Foul Express« , cet amoureux des mots et amateur de punchlines revient avec un essai en forme de plaidoyer sur la nécessité de lutter contre l’islamophobie (via son collectif). Après une présentation de son propre parcours personnel et professionnel, ainsi que du CCIF dès ses débuts, Marwan Muhammad rentre dans le vif du sujet en déconstruisant les idéologies islamophobes, en en mettant l’Etat face à ses responsabilités (il propose également un vaste panel de la diversité de la population musulmane en France).
Pourquoi est-il si difficile en France de parler d’islamophobie, qui plus est d’Etat, quand il est si facile de dénoncer Trump et le Muslim Ban par exemple ? Comme pour tout racisme, prendre conscience du système dont on profite, et qui oppresse des minorités, signifie d’accepter de renoncer à certains privilèges, et ce n’est pas aisé. La France a peut-être du mal à ouvrir les yeux sur ses propres défauts.
Et c’est là que ce livre devient captivant. Dès les premières pages, Marwan Muhammad nous prévient, il ne se présente pas comme « le porte parole de musulmans », mais veut « reprendre possession de sa parole, à la 1ère personne » (qu’elle soit au singulier ou au pluriel). Reprendre la narration de soi, d’un groupe auquel on appartient et dont le pays entier passe son temps à parler sans nous inviter est devenu un acte d’affirmation politique, de résistance selon l’auteur. Serait-ce cet aspect qui dérange tant ?
« Tuer le mot pour tuer la cause »
La partie sur sa vie, et le début de sa conscientisation est très intéressante et nous apprend beaucoup sur le début de son engagement, entre son attrait pour le rap et les modèles de représentation positive de son enfance. Il revient ensuite rapidement sur la guerre étymologique et sémantique autour du terme « islamophobie ». Passage malheureusement obligatoire, cette explication justifie pratiquement à elle-même la lutte, car la querelle sémantique sert de négation même de l’existence du phénomène, et permet la mise en cause des gens et associations qui le combattent.
« Le racisme, c’est se servir de la différence de l’autre pour en faire un problème. […] Il devient alors un moyen d’altérer le jeu du pouvoir à l’avantage de ceux qui organisent […] au détriment du groupe que l’on aura racisé. […] Les gens qui passent à l’acte raciste le font parce qu’ils le peuvent«
Son passé de statisticien lui permet rapidement de revenir sur les faits, et les études permettant d’appuyer son propos. Suite à la création du CCIF en 2003, de nombreux « faits divers » autour de l’Islam et du voile ont permis de créer « le problème musulman ».
Ainsi, il est toujours plus aisé de parler des musulmans plutôt que de les faire parler, de les enjoindre à être exemplaires, à se désolidariser de certains, etc plutôt que de les laisser s’organiser et agir.
« Nous (aussi) sommes la Nation » permet à Marwan Muhammad d’exposer point par point, les idéologies et stéréotypes islamophobes que subissent les français musulmans (laïcité à double vitesse, peur de l’islamisation, liberté d’expression, communautarisme, etc ..).
Le titre en est une bonne expression. Il y a quelques années, le CCIF a lancé une grande campagne d’affiches, avec ce slogan « Nous (aussi) sommes la Nation », et différents visuels pour affirmer l’appartenance à la Nation des musulmans français. Cette campagne se voulait inclusive, et a été pour le moins mal reçue. La RATP a refusé d’afficher cette campagne pour cause de laïcité, et certains médias y ont vu l’affirmation d’une volonté d’islamiser la France, notamment à cause de l’affiche reprenant le serment du jeu Paume.
Mais la partie la plus croustillante et qui a certainement du déranger ses nombreux détracteurs, c’est celle sur l’islamophobie en tant que racisme d’Etat. C’est en effet un aspect qui est souvent décrié et nié par la classe politique et aussi la plupart des médias. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’après 5 ans de « socialisme » sous la présidence de François Hollande, la situation est loin de s’être améliorée, bien au contraire. Crèche Babyloup, attaques systématiques de l’ancien Premier Ministre, M Valls, contre le voile, Etat d’urgence, perquisitions et assignations ciblées et violentes, déchéance de la nationalité, l’auteur passe au crible toutes les actions de la classe politique française ayant participé de près ou de loin à ce système.
Il est possible de dire « vous les musulmans » mais surtout pas « nous, les musulmans ».
Il revient enfin sur ce que signifie « être musulman » en France, en revenant notamment sur la gestion de l’Islam par l’Etat dans les anciennes colonies, et sur les conséquences de ce modèle post colonial dans un contexte où les musulmans ne sont plus étrangers mais citoyens français. Il brosse également un portrait des différentes mouvances spirituelles, des différents types d’engagement citoyens, notamment par l’action des femmes.
« Les femmes musulmanes ne nous ont pas attendus : Elles recomposent, réinventent pour elles-mêmes, et par elles-mêmes, des formes de lutte et d’émancipation. »
Que vous appréciez ou pas le personnage, ce livre doit être lu, car il est au moins l’expression et le témoignage d’un musulman en France sur ce qu’il vit au quotidien. Pour les plus convaincus d’entre vous, il propose des outils très clairs sur la déconstruction des stéréotypes que certains d’entre nous vivent, et les moyens de lutter contre eux. Avec ou sans le CCIF.
Marwan Muhammad : « Nous (aussi) sommes la Nation »
Editions : La découverte