Frankenstein à Bagdad est le troisième roman d’Ahmed Saadawi. Romancier, poète, réalisateur et scénariste irakien, Ahmed Saadawi aime mélanger les genres dans ses oeuvres, et ce roman ne déroge pas à la règle.
Quartier Batawin, Bagdad, Irak. Le chiffonnier Hadi Al-Attag, à moitié fou ou mythomane, raconte à qui veut bien l’écouter qu’il a créé une créature magique et maléfique à partir des morceaux de corps éparpillés qu’il récupère après les nombreux attentats qui font rage dans la ville, en ce printemps 2005. Après avoir recousu le tout, il découvre un soir que ce véritable patchwork humain prend mystérieusement vie. Le « Trucmuche », sa créature, va alors se donner pour mission de venger les victimes qui le constituent. Justicier urbain, gourou ou assassin public, cette creature au visage balafré fascine toute la ville. Le quartier Batawin est en ébullition depuis son apparition. La vieille Elishua, Oum Daniel, croit voir revenir son fils défunt, le journaliste Mahmoud Al-Sawadi rêve de gloire, le promoteur immobilier Faraj Al-Dallal veut racheter les vieilles bâtisses du quartier. Tout ce monde se croise sans réellement toujours se côtoyer, et tente surtout de survivre dans une ville qui sombre tous les jours un peu plus dans le chaos.
À mi-chemin entre le fantastique et le burlesque, Frankenstein à Bagdad joue également la carte de la satire politique populaire. Vivant toujours à Bagdad, Ahmed Saadawi a d’ailleurs obtenu pour ce roman, le Prix International du roman arabe en 2014. Il avait auparavant participé au programme « Nadwa » de l’IPAF (International Prize for Arabic fiction), atelier d’écriture pour jeunes auteurs prometteurs. Ahmed Saadawi raconte qu’il a eu l’idée de ce roman, suite à deux événements violents en Irak, qui l’ont particulièrement choqués. Le premier est l’histoire de ce jeune homme, kidnappé par Al-Qaïda. Il a finalement été tué par le groupe terroriste. Ils l’ont découpé en morceaux et l’ont éparpillé dans la ville, pour que « toute la ville voit le corps en même temps », raconte le romancier. Une autre fois, alors que les affrontements entre chiites et sunnites à Bagdad faisaient rage, une famille est venue voir le corps d’un proche à la morgue, après un énième attentat. Le personnel hospitalier, épuisé a répondu au frère de la victime que tous les corps avaient été réclamés. « Là, ils lui ont dit de reconstituer un corps avec ces restes et de partir avec », a confié le romancier à l’AFP.
Les fantômes, les anges, les djinns, et les esprits errants des revenants [font] partie de l’actuel vocabulaire de la vie irakienne. Le fantastique fait partie de la réalité irakienne, et l’utiliser dans le cadre d’une écriture littéraire n’a rien d’insolite.
Ahmed Saadawi, auteur de Frankenstein à Bagdad
On pourrait être surpris de lire que c’est un roman fantastique. Pourtant, pour le romancier, le genre fantastique n’est pas étranger à la culture irakienne. Il déclarait dans une interview pour le Magazine Littéraire : « Traiter ce qui relève de l’imaginaire comme s’il s’agissait du réel est chose courante, les fantômes, les anges, les djinns, et les esprits errants des revenants faisant partie de l’actuel vocabulaire de la vie irakienne. Le fantastique fait partie de la réalité irakienne, et l’utiliser dans le cadre d’une écriture littéraire n’a rien d’insolite. Révéler l’aspect fantastique de la réalité irakienne nous donne une idée plus exacte de ce qui se passe autour de nous. » Il révèle également qu’il s’est inspiré de faits réels quand il parle du brigadier Sarsour, qui travaille avec des mages et astrologues pour prédire l’avenir, tenter de déjouer les attentats, et éviter les bombes ou explosions. Selon lui, certains policiers irakiens ont vraiment eu recours à ce type d’aide durant une période où personne ne comprenait vraiment contre qui ils se battaient.
Le quartier Batawin, qui tombe en ruines sous les attaques, se trouve au coeur de Bagdad. Plusieurs communautés s’y mèlangent. Musulmans sunnites ou chiites, kurdes, juifs, chrétiens syriaques, chaldéens, arméniens ; tous ces groupes différents peuplent ce quartier et formaient autrefois l’unité du peuple irakien. La symbolique du patchwork humain, de la créature assemblée avec des pièces venant de plusieurs corps différents prend alors une toute autre dimension. La créature « Sans-Nom », comme elle est appelée par la police, est considérée par certains de ses adeptes comme le « citoyen irakien n°1 ». Il représente pour certains le nouvel espoir d’une renaissance de la nation et de sa population. « Le Trucmuche n’est pas une créature fantastique imaginaire, c’est nous », confiait l’auteur à l’AFP, lors de la sortie du roman.
Il n’y a pas d’innocent complètement pur, ni d’assassin complètement abject.
Le « Trucmuche » dans Frankenstein à Bagdad
Sa mission personnelle de justice s’accompagne d’une volonté de vengeance. Mais pour venger les victimes des attentats, il en arrive à commettre lui-même un crime. L’innocent devient criminel, sans pour autant le reconnaître, tout comme les différents groupes armés qui ont vu le jour en Irak pendant ces années d’occupation américaine. Tous revendiquent une certaine idée de la justice, tous ont commis des crimes, personne ne le reconnaît. Le « Trucmuche » sert alors d’allégorie cynique pour Ahmed Saadawi, qui lui fait dire : « Il n’y a pas d’innocent complètement pur, ni d’assassin complètement abject. » Il détaillait d’ailleurs la dualité de sa mystérieuse créature lors d’un entretien avec l’AFP : « Le Trucmuche pense faire le bien mais il prend part aux meurtres et aux destructions. Nous l’avons tous fait d’une façon ou d’une autre, en approuvant ou en fermant les yeux sur les crimes. » Il y a surtout de l’humain dans Frankenstein à Bagdad, l’humain avec ses défauts, son orgueil, sa vanité, son désir de vengeance, mais aussi ses rêves et espoirs.
Sorti en 2013, le roman a été traduit de l’arabe au français trois ans après. Le succès de ce Frankenstein à Bagdad est tel, qu’une adaptation au cinéma, à Hollywood est en discussion. Plusieurs studios dont celui de George Lucas ont contacté l’écrivain pour adapter son oeuvre. Le romancier a finalement signé un contrat avec une société de production britannique. Pour lui, peu importe le studio, ce qui compte c’est qu’il « fasse un film au plus proche » de ce qu’il a écrit. Ahmed Saadawi est conscient des représentations négatives d’Hollywood concernant le Moyen Orient et l’image de son pays, l’Irak, a besoin d’être redorée après ces années de guerre.
Frankenstein à Bagdad
Ahmed Saadawi
Éditions Piranha ou Livre de Poche