La photographe et auteure Sumeja Tulic est une « instinctuelle » qui nous conte à travers les mots et l’image son odyssée de vie entre Tripoli, Sarajevo et New-York. Elle a participé à une résidence d’artistes au sein de la prestigieuse Magnum Fondation, et a déjà écrit pour de nombreuses publications internationales. Cette semaine, Sumeja Tulic nous fait l’honneur de se poser un instant pour répondre à nos questions sur Dialna.
Sumeja Tulic est une écrivaine et photographe bosniaque d’origine libyenne, actuellement basée à New York.
Dialna : Sumeja, comment te définirais-tu à nos lecteurs ?
Sumeja Tulic : Je suis écrivaine et photographe intéressée par l’art, les conflits, l’éloignement et tout ce qui se trouve entre les deux.
D : Où êtes-tu née, quelle est ta nationalité?
S. T. : Je suis née à Tripoli, en Libye, de parents bosniaques. Donc, je suis une ressortissante bosniaque avec une âme libyenne.
D : Quelle est ta formation ?
S. T. : Dans mes études de premier cycle, j’ai étudié le droit, puis j’ai terminé mes études supérieures en droits humains, en journalisme et en écriture.
D : Comment es-tu venue à New York?
S. T. : Dans les faits, je suis venue à New York parce qu’on m’a proposé une bourse pour étudier le journalisme. En vérité, je considère ma présence ici comme un destin.
D : Pourquoi cette ville?
S. T. : Au risque de tomber dans un cliché sur cette ville, je dirais quand même qu’il n’y a pas d’autre endroit comme New York. Dès ma première visite à ici, je me suis sentie comme chez moi face aux multiplicités des espoirs et des rêves qui me poussent à aller de l’avant. Il y a un échange dans cette relation entre un nouvel arrivant et la ville. Personne ne l’a mieux expliqué qu’E.B White: « Il y a en gros trois New York. Il y a d’abord le New York de celui ou celle qui est né.e ici, qui tient la ville pour acquise, accepte sa taille et ses turbulences comme naturelles et inévitables. . Ensuite, il y a le New York des travailleurs – la ville qui est dévorée par les sauterelles chaque jour et recrachée chaque nuit. Et enfin, il y a le New York de celui ou celle qui est né.e ailleurs, venu.e à New York en quête de quelque chose … Les travailleurs donnent à la ville son agitation telle une marée, les natifs lui donnent la solidité et la continuité, les arrivants lui donnent la passion. »
D : En ce moment il y a une atmosphère spéciale aux États-Unis et dans le monde, autour des questions raciales. Comment la vis-tu en tant qu’artiste?
S. T. : En intégrant tout cela et en trouvant comment je peux contribuer de façon constructive au discours. Comme j’écris et que je photographie, je me suis retrouvé à documenter visuellement ce qui se passe, de la pandémie aux dernières manifestations. Bien que les agitations semblent avoir ralenti, avec moins de manifestations, les efforts pour plus de justice raciale sont toujours en attente. Le travail effectué est plus dans la stratégie et le changement de politique, ce qui est intéressant à suivre et à documenter.
D : Te considères-tu comme une photo-journaliste ou artiste-photographe ?
S. T. : Je me considère comme une conteuse qui utilise des mots et des images. En tant qu’écrivaine et photographe, je me repose sur ces deux médias pour m’exprimer et raconter au mieux des histoires qui sont souvent négligées, peu rapportées, ou mal interprétées. Je ne me considère pas comme une photo-journaliste, mais lorsque le sujet que je traite nécessite une telle approche, je fais des photos qui peuvent être considérées comme du photo-journalisme. Il en va de même pour mon style d’écriture.
D : Tes images ainsi que ton écriture ressemblent et se lisent souvent comme un journal. C’est très intime. Est-ce ton intention ou est-ce inconscient ?
S. T. : C’est une combinaison des deux : le conscient et le subconscient. Je n’aime pas trop parler à la place des gens, ou me donner la liberté de raconter et de montrer ce que je n’ai pas vécu. C’est un piège facile dans lequel de nombreuses personnes tombent, en pensant que, parce qu’ils ont accès à des plate-formes de publication, à des connaissances empiriques, ou à une certaine proximité, alors ils ont le droit de l’écrire et de le photographier. Je ne suis pas contre. Je suis juste soucieuse de ne pas abuser de ces privilèges. Ce qui amène parfois le personnel, le « je », qui prend le pas sur mon approche créative. En disant cela, je me souviens de ce que Zadie Smith a dit dans une interview: « Je pense que pour quiconque, la chose la plus difficile est d’accepter que les autres soient réels, comme vous. C’est tout. Ne pas les utiliser comme outils, ne pas les utiliser comme des exemples ou des choses pour vous sentir mieux, ou à surmonter. Accepter simplement qu’ils sont absolument aussi réels que vous et qu’ils ont tous les mêmes attentes et exigences. »
D : La Libye et la Bosnie, les deux pays dans lesquels tu as vécu ont traversé la guerre. On sent la blessure dans tes images, tu montres les cicatrices, la présence des forces de l’ordre et cette envie urgente de vivre en utilisant des couleurs vives. Pourrais-tu expliquer la place de la guerre et de la vie dans ton travail ?
S. T. : La guerre est mon calendrier personnel. Comme de nombreux compatriotes bosniaques et libyens, je mesure le temps par rapport à cela : avant, pendant et après la guerre. Même longtemps après sa fin, la guerre est présente. C’est une circonstance historique omniprésente, un paradigme vivant, qui s’infiltre dans tous les aspects de la vie. Bien que j’aie depuis longtemps accepté et intériorisé ce que Mahmoud Darwish résumait dans sa déclaration « J’appartiens à la question de la victime », il a fallu beaucoup de réflexions et de temps pour trouver comment produire un travail qui touche inévitablement aux aspects marqués par la guerre. À certains égards, je suis toujours en plein processus. Au lieu de patienter pour arriver à une expression parfaite qui ne simplifierait pas l’aspect visuel de la guerre et ses conséquences, je fais ce que je peux avec ce que j’ai, pour révéler ce qui repose dans le défi et la résistance. Souvent, c’est par exemple une cicatrice qui attend qu’on la renomme beauté.
D : Travailles-tu en analogique ou en numérique?
S. T. : Je suis le cliché de la nostalgique de l’analogique, quand la photo était limitée, par rapport à à la réalité qu’elle pouvait absorber. Donc, j’utilise du film. Cela dit, je photographie aussi avec mon téléphone. J’aime la qualité granuleuse produite par mon ancien téléphone et le fait que ces images ne puissent être reproduites que sous forme de petits tirages. Ces photographies, c’est un plaisir égoïste qui me rappelle pourquoi j’ai commencé à photographier avant tout. Pour avoir des rappels de correspondances intimes entre mon oeil et le monde.
D : Tu as écrit un livre « Guide de voyage pour maman », dans lequel une femme porte un hijab noir dans les rues de New York. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?
S. T. : Le guide de voyage est destiné à ma maman, qui a commencé à porter le hijab, il y a une trentaine d’années. Chaque fois que je suis loin de chez moi, quelque part en Occident, où l’horizon n’est pas parsemé de hauts minarets, je pense à ma mère et à ce qu’elle ressentirait, là où je suis. Inspirée par le Guide de Wikitravel pour New York, j’ai créé un guide de voyage conceptuel avec des conseils de sécurité et des idées tirées d’entretiens avec des dizaines de femmes portant le hijab, décrivant leurs expériences quotidiennes et leurs vécus de la discrimination à New York.
D : Dans la plupart des images, cette jeune femme est directement au milieu du chaos urbain. Qu’as-tu voulu transmettre à travers cette posture ?
S. T. : Je voulais imposer un certain type de présence. La présence de « l’Autre » qui est ici, devant vous et au centre. J’ai essayé de renverser les représentations visuelles stéréotypées de la ville de New York en y mettant en avant l’image d’une femme qui est généralement ignorée par les brochures et les livres touristiques.
D : Quels sont tes prochains projets ?
S. T. : J’écris actuellement un livre intitulé Hiding in Plain Sight (Caché à la vue de tous). Il se compose de textes et d’images. Je veux y explorer ce que signifie se cacher à la vue de tous. Ce qui m’a inspiré ce thème, c’est la découverte inattendue d’une statue de Joseph Lénine au sommet d’un immeuble de Norfolk Street, dans le Lower Manhattan.
Le livre aura trois chapitres, comme des fragments d’une carte. Chacun évoquera un univers spatio-temporel différent auquel j’appartiens : une enfance en Libye dans les années 90, La Bosnie-Herzégovine avant et après les années 90, et un présent dans la fin des années 2010, à New York. Les tensions entre appartenance et non appartenance définissent ces situations. Aussi dérangeant et limitant soit-elle, la non-appartenance ne me dérange pas, alors que l’oubli, oui. Oublier ne fait pas qu’effacer, il annule également. Donc, pour ne pas oublier ce qui n’est plus là mais qui persiste encore, j’espère mettre en lumière et relier les aspects d’une nouvelle forme d’appartenance dans ce livre. Espérons que cette nouvelle forme d’appartenance nous montrera une façon d’être, d’être caché en pleine vue. Dans l’écriture, comme dans la photographie que l’on retrouvera dans le livre, se cacher à la vue de tous est un état, une ontologie de la survie, un but et un piège.
D : Envisages-tu de venir un jour exposer en Europe ?
S. T. : La dernière exposition que j’ai faite en Europe, c’était il y a trois ans, au Musée de la photographie de Preus en Norvège. Si jamais on me proposait un concept d’expo intéressant, je serais heureuse d’y participer.
D : Si tu étais ..
une ville ?
S. T. : Je serais ma ville natale, Tripoli.
un pays ?
S. T. : Puis-je être un continent à la place? Si oui, alors, l’Amérique du Sud.
une musique ?
S. T. : Je serais de la musique séfarade bosniaque.
un plat ?
S. T. : Je serais un couscous.
un mot ?
S. T. : Je serais compliquée
un livre ?
S. T. : Je serais Le procès de Kafka.
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