À tout juste 30 ans, Hajer Ben Boubaker est une chercheuse indépendante incontournable sur l’histoire des musiques arabes et des luttes ouvrières de l’immigration nord-africaine. Créatrice du podcast Vintage Arab, et productrice de documentaires audio pour France Culture, la jeune femme n’a de cesse de partager sa passion et l’histoire des siens, comme le prouve sa série documentaire, Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), diffusée en octobre 2021.
Archiviste, historienne à sa manière, Hajer Ben Boubakaer est une conteuse. Vous avez d’ailleurs pu vous en rendre compte lors de notre dernière conversation Dialna puisqu’elle y était invitée. Dans ses récits, musique et lutte politiques se mêlent, le plus naturellement possible. Elle a choisi l’audio pour partager ses recherches et sa passion, tout d’abord dans son podcast Vintage Arab, mais aussi dans des documentaires sur France Culture. Dialna est allée à sa rencontre.
Dialna : Comment as-tu eu l’idée de créer ton podcast Vintage Arab ?
Hajer Ben Boubaker : C‘est au cours d’un break professionnel, après avoir étudié et travaillé à l’étranger (en Turquie, en Tunisie et en Palestine) que j’ai eu envie de partager l’une de mes grandes passions, les musiques arabes. Au début, je partageais juste des posts Facebook avec mes amis. Puis j’en ai fait un blog que j’ai rapidement fermé. L’écriture ne me convenait pas, ce n’était pas suffisant. Je me suis donc tournée vers le podcast, ne sachant absolument pas en faire ! J’ai commencé avec un vieux téléphone. J’ai lancé le premier épisode, pour un cercle amical à la base. Cela a tout de suite suscité un intérêt qui m’a poussée à continuer. Le format me plaisait. Je n’avais aucune compétence particulière, mais j’aimais l’idée de mettre des morceaux en entier, surtout les plus longs. On parle de musiques où les compositeurs se lâchaient ! C‘était intéressant de pouvoir les recontextualiser et les replacer dans leur cadre de production. Je trouvais que cela manquait d’avoir des explications musicales poussées dans l’espace francophone. Je ne voulais pas du tout ne faire que des playlists. La version narrative est venue après l’envie de partager d’abord des morceaux. J’ai eu envie d’en proposer un petit peu plus. Voilà comment Vintage Arab est né !
D : Ton envie profonde était de raconter l’histoire des styles musicaux en particulier, plutôt que celle des artistes plus précisément ?
HBB : Je voulais parler des deux. C’était pertinent de rattacher les artistes à des mouvements musicaux. Cela se faisait peu. On peut écouter des gens très connus en Europe, particulièrement dans les diasporas, sans forcément se rendre compte de leurs inspirations, de leurs parcours. J’étais finalement plus intéressée par le côté musical que personnel. Le but était de faire honneur à ces musiques en rajoutant quelques informations.
D : C’est une éducation musicale que tu as avais eu chez toi, par ta famille ? Où est-ce venu par la suite ?
HBB : Oui, j’ai vraiment baigné dans ces musiques par ma mère. Très tôt, j’y ai porté un intérêt, contrairement à mes sœurs qui étaient moins branchées musique arabe, par exemple. Cela a créé une relation particulière à ma mère aussi. J’ai tout de suite posé beaucoup de questions et elle était contente de cet intérêt. Elle y répondait avec joie, et cela m’a poussée à aller plus loin, à apprendre aussi à m’affranchir parfois des goûts musicaux de mes parents. J’avais envie de découvrir autre chose. J’ai commencé très tôt à écouter et aimer le rap français. Je me suis rapidement demandée s’il existait une production rap en langue arabe. Ce n’est pas du tout quelque chose que ma mère m’a transmis. Le rap, qu’il soit en français ou en arabe, cela ne la touche pas vraiment. Elle est de cette génération qui a grandi avec le cinéma égyptien. Cela a toujours été présent à la maison. Je me souviens des virées au marché de Montreuil, à la Croix de Chavaux précisément, pour acheter des cassettes audio. C’était l’un des endroits phares pour trouver de la musique arabe dans les années 90.
Mon appétence personnelle et mon positionnement politique m’ont poussée à me demander ce que produisaient les mouvements de gauche en terme de création musicale.
Hajer Ben Boubaker, chercheuse indépendante et créatrice du podcast Vintage Arab
D : Tes parents sont tunisiens. Écoutaient-ils autre chose que des artistes tunisiens ?
HBB : Mes parents étaient assez ouverts. Mon père, lui, a vraiment la culture de l’immigration ouvrière. Il écoute beaucoup plus de chants qui parlent de l’exil. Il faut quand même dire qu’il n’est pas très passionné de musique. Mais il est beaucoup plus sensible à Dahmane El Harrachi qu’à Oum Kalthoum, même s’il l’aime beaucoup. Il a baigné dans ce répertoire de l’exil. Il reconnait la voix d’un Dahmane El Harrachi entre mille parce que c’est son univers. Pour ma mère, c’était différent. Elle est plus jeune et a grandi dans un autre contexte. Elle arrive en France en 1985 et son éducation musicale s’est faite avec ce qui passait à la radio ou la télévision. Cela dit, mes parents sont assez ouverts. Musicalement, ma mère est très égyptophile, ce qui est aussi très présent chez cette génération de Tunisien.ne.s. Mais elle écoute forcément aussi beaucoup de musique tunisienne, mais aussi des musiques algériennes. Voilà les deux pendants musicaux familiaux.
D : Cela t’a aussi fait baigner dans cette culture de musique de luttes, qu’elles soient ouvrières ou décoloniales ? En avais-tu conscience quand tu étais plus jeune ?
HBB : Je viens d’une famille très pro-palestinienne. On pouvait écouter régulièrement Marcel Khalifé, un grand chanteur libanais qui a beaucoup porté les textes du poète palestinien Mahmoud Darwich. Il est très apprécié en Tunisie. Ses concerts étaient tout le temps retransmis à la télévision. Enfant, je me suis demandais qui il était, et ce qu’il chantait. Cela a été un début de prise de conscience. Ensuite, pour ce qui est de la chanson politique de gauche, je me suis formée toute seule, à part quelques grandes chansons anticoloniales. Mon appétence personnelle et mon positionnement politique m’ont poussée à me demander ce que produisaient les mouvements de gauche en terme de création musicale. Mais il y a quand même cette porte d’entrée pro-palestinienne qui a été assez importante. Cela m’a fait réaliser qu’il y avait des musiques qui portaient d’autres messages que seulement l’amour ou le patriotisme.
D : Comment tu découvres cette culture de chansons portant les luttes ouvrières de cette génération d’immigrés nord-africains? Ce n’était pas présent dans toutes les familles, et cela a certainement participé à cette impression que cette génération n’a finalement pas lutté. On avait conscience de ce mal-être autour de l’exil, mais moins de leurs luttes, et des créations musicales à ce sujet. C’est ton côté militant qui t’a amenée vers cela ? Ou ton attrait pour la musique arabe ?
HBB : Le côté militant m’a en effet poussée à me poser de nombreuses questions. « Pourquoi est-on ici ? », « Dans quelles conditions les parents sont arrivés ? » ou encore « Quels sont les effets de la colonisation à l’échelle de ma famille, de mon entourage? » Il y a une chanson qui a été particulièrement importante parce que elle m’a posé des questions assez jeune. C’est Ya Rabi Sidi, de la chanteuse algérienne Noura. Le morceau parle d’un fils qui part se marier avec une Française. Et moi, j’étais persuadée que c’était une chanson tunisienne parce qu’elle était très écoutée là-bas. Ma mère me racontait que sa voisine en Tunisie pleurait énormément quand cette chanson passait à la radio. Son fils était parti en Pologne. Je me suis interrogée sur les paroles et ma mère m’a indiqué que peut-être cette Française avec qui se mariait ce fils, c’était la France. J’avais trouvé cela très pertinent et cela m’avait fortement marquée. D‘ailleurs, j’ai cherché pendant des années ce vinyle, que j’ai trouvé très récemment. Je me suis posé des questions, mais les choses n’ont jamais été dites directement. On est face à ses interrogations, et on creuse nous-mêmes. En découvrant ce type de chansons, puis d’autres, on se rend compte d’un patrimoine énorme de production musicale autour de cette condition ouvrière ou immigrée en France.
On a été préoccupés par nous mêmes, et peut-être pas assez par notre histoire en France, ou nos origines.
Hajer Ben Boubaker
D : Comment tu expliques que ce patrimoine ait été effacé des mémoires, ou moins transmis ? On a tous un parent, grand-parent fan d’Oum Kalthoum par exemple, et ce quel que soit le pays d’origine. Mais cette histoire là d’immigration, alors qu’elle nous concerne plus n’a finalement pas été transmise comme il le faudrait, non ?
HBB : C’est vrai qu’il y a une pudeur, ou en tout cas une volonté de pas partager certains aspects de leurs vies. Mon père, par exemple, n’en parle pas tellement. Il faut vraiment lui tirer les vers du nez pour en savoir plus. C’est moins le cas de ma mère. Mais elle n’a pas la même histoire. Elle avait moins le mythe du retour, en tout cas elle ne l’a jamais formulé. Mon père est arrivé plus jeune et était persuadé qu’il allait rentrer au pays au bout de cinq ans. Cela fait quarante cinq ans qu’il est là aujourd’hui. Je pense que cela reste difficile à raconter. J’ai l’impression que c’est assez rare de connaître des personnes d’origine maghrébine qui connaissent la vie de leur père avant leur mariage avec leur mère, par exemple.
Ensuite, de manière plus factuelle, je pense qu’il y a eu parfois un progressif « effondrement » de l’industrie musicale liée à l’immigration. La génération des enfants a pris son envol et, d’une certaine manière a invisibilisé cette production très portée sur l’exil. On n’a pas toujours réussi à refaire le lien. Et puis il y a eu des gens merveilleux comme Naïma Yahi qui ont fait sortir de l’ombre certains artistes aimés et connus des parents, mais pas de leurs enfants. Avec sa thèse, elle a été une pionnière en la matière. Elle a réhabilité des figures comme Cheikha Rimitti et s’est battue pour qu’elle ait une place à son nom à Paris. Elle a également travaillé pour que des artistes comme Kamel Hamadi ou Noura obtiennent la Légion d’honneur. Elle a aidé à les réhabiliter du point de vue de la société française, cette société où l’on était considéré comme l’altérité, qui a fait que la transmission a péché.
D : Finalement, s’est-on assez intéressés à cette histoire, nous-mêmes ?
HBB : Est ce que la société ne nous a pas moins incité à cela ? Parce que je pense que le Parti Socialiste, comme d’autres mouvements politiques ont vraiment tout centré sur ces enfants qui étaient français, contre ces parents qui ne l’étaient pas. Et cela a encouragé un certain auto-centrisme de notre part, dont on a peut-être pris conscience au fil du temps. D’autres personnes comme Mouss et Hakim (ex Zebda, ndlr), par exemple ont fait en sorte de remettre ces histoires au centre de nos mémoires. On a été préoccupés par nous mêmes, et peut-être pas assez par notre histoire en France, ou nos origines.
D : J’ai l’impression qu’on s’est plus préoccupés des questions autour de la décolonisation, des guerres d’indépendances, et des conséquences qui sont lourdes à gérer, que des conditions d’arrivée de nos parents, de leurs vies en tant qu’ouvriers ici. Qu’en penses-tu ?
HBB : Cette vie n’est pas du tout évidente à appréhender. Elle est dure, en fait. Les immigrés maghrébins qui sont partis en premier étaient les plus pauvres. Ceux qui sont restés sont ceux qui le pouvaient. Cela a été assez difficile à accepter pour certains parents qui sont partis et ne sont pas revenus. La condition du sous-prolétariat immigré, c’est assez sensible et douloureux à vivre. Personne n’a pas forcément envie d’être rattaché à ceux qui sont au plus bas de l’échelle. Cela a pu jouer sur cet effacement. Je ne m’étais pas forcément posé la question avant que tu ne m’en parles… C‘est plus douloureux car cela a rarement été une fierté. Pourtant, en effet, il y a eu énormément de productions musicales, artistiques et littéraires, issues de ces luttes ouvrières. C’est important de les connaître. C’est ce qui permet de mieux s’accepter, aussi.
D : À qui t’adresses-tu aujourd’hui avec tes podcasts ou même tes documentaires sur France Culture. Aux personnes de ta génération qui ignorent tout de cette époque, de ces productions et luttes ? Ou des gens plus jeunes qui sont encore plus détachés de cette histoire ?
HBB : Pour la musique, je crois que je m’adresse souvent aux gens qui ont des origines ou ont un patrimoine culturel communs avec moi. J’aimerais bien que cela leur plaise, qu’ils se sentent intéressés. Cela me questionne beaucoup parce que je sais comme cela peut être douloureux quand des oeuvres sont produites sur notre culture, et qu’on est déçus du résultat. Je me sens souvent en décalage par rapport à ce qui est proposé, c’est un vrai problème. Et puis, c’est vrai que j’avais eu pas mal de demandes d’amis qui me disaient que leurs parents ne leur avaient pas parlé de tel ou tel artiste, et qui voulaient apprendre.
D : On en revient au manque de transmission …
HBB : C’est une question de mutualisation de connaissances. Mes amis peuvent m’apporter des choses que mes parents ne m’ont pas racontées. Donc si je peux leur apporter quelque chose de similaire avec Vintage Arab, ça me va! Ce podcast est imprégné de cela, c’est comme ça que je fonctionne quand il s’agit de musique. S’il peut plaire au-delà, c’est bien. Ça me plaît de me dire que des personnes ayant eu des souvenirs forts avec ces musiques apprécient le podcast. Pour le dernier documentaire sur France Culture, Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes, j’avais le souci de permettre l’accès à cette histoire-là à des personnes plus jeunes aussi. J’étais très stressée parce que d’anciens militants, qui ont tous entre 70 et 80 ans aujourd’hui, m’avaient confié leur parole et leur confiance. Je mentirais si je disais que je n’avais pas le souci de les satisfaire avant tout. Ils m’ont accordé de leur temps, ce n’était pas facile. Pour eux, cela voulait aussi dire replonger dans une époque parfois douloureuse. Mais c’était aussi leur jeunesse. Il y a eu beaucoup d’émotion lors des entretiens. Mon but était de rendre le propos le plus clair possible pour un public qui ne connait pas forcément cette histoire et le plus vrai possible pour eux. Je pense y être arrivée, j’ai eu de bons retours. Il n’y a rien de pire que voir qu’on a fait n’importe quoi de ta parole.
Eux me disaient avoir été fiers de cette génération de 1983, mais ils avaient l’impression que ceux qui n’étaient pas Français, comme eux, n’était d’un coup plus pris en compte.
Hajer Ben Boubaker
D : J’imagine que tu as dû passer de longs mois à convaincre certains de te parler. Quelle était leur réaction quand ils voyaient débarquer une jeune femme de 30 ans qu’ils ne connaissaient pas, qui leur posait des questions sur ces années là ? Ils ont dû se retrouver face à cette fracture de transmission dont on parlait justement. Ont-ils compris rapidement la nécessité de témoigner ?
HBB : En effet, je pense qu’il ont été étonnés. Ils ne me connaissaient pas. Pour eux, je n’étais personne. Quand j’ai débarqué pour la première fois dans un local de l’ATMF (Association des Travailleurs Maghrébins de France), j’étais la seule à avoir moins de 40 ans dans la pièce ! Ils ont été surpris de voir que je connaissais leurs vies. J’avais fait mes recherches dans des archives à Nanterre, retrouvé les gens qui avaient des pseudonymes. J’avais fait mon enquête pour savoir qu’ils étaient. Je voulais leur prouver que j’avais travaillé le sujet. Ils ont commencé par me poser des questions. Qui j’étais, pourquoi je faisais cela ? Ils voulaient connaître ma démarche avant tout. Je leur ai dit que c’était important que les gens sachent ce qui s’est passé entre 1962 et 1983. C’était une très bonne porte d’entrée, qui a créé des mobilisations importantes. Cela n’a pas été évident, il a fallu prendre le temps de discuter, d’accepter les refus, de réfléchir. Le fait d’être la fille d’un ouvrier tunisien a joué. Quand j’ai parlé de Belleville, où j’ai grandi, un ancien du MTA (Mouvement des travailleurs arabes) a tout de suite fait la connexion. Il y a une histoire commune, qui est celle de l’immigration à Paris, par l’intermédiaire de mon père. Ils se sont dit « elle ne sort pas non plus de nulle part », ça a tout débloqué. Et puis, d’autres personnes ont fait le lien, comme Moghniss Abdallah, qui était militant pendant les années 80. Il m’a appelée un jour en me disant « Viens tel jour, telle heure. Ils vont être là et je serai la aussi ». Il m’a présenté beaucoup de gens. Ils ont été rassurés de savoir que j’étais validée par la génération d’après.
Il faut aussi accepter que certaines personnes ne veulent pas du tout parler, quelle que soit la raison. Mais elles m’ont beaucoup aidée, elles ont transmis mes demandes à d’autres. Tout le réseau MTA était au courant qu’un documentaire se faisait. Ainsi, quand j’appelais, les gens savaient déjà pourquoi. Ce sont souvent des femmes qui ont fait ce travail de transmission des contacts, des demandes des uns et des autres. Venir les voir en leur disant « Vous avez été aussi important que la Marche (de 1983) », ça leur a plu. Ils regrettent de ne pas avoir eu toute la reconnaissance qu’ils méritaient. Eux me disaient avoir été fiers de cette génération de 1983, mais ils avaient eu l’impression que eux qui n’étaient pas Français n’étaient d’un coup, plus pris en compte. On ne devient pas Français du jour au lendemain. Ils ne blâmaient pas la génération de leurs enfants, mais plutôt la manière dont le Parti Socialiste, notamment, a géré les choses. Pour toutes ces raisons, il faut venir avec beaucoup de patience et de modestie. Il ne faut pas arriver en ayant trop foi en soi-même et rester humble. Eux aussi étaient très humbles, cela m’avait frappée. Ils m’ont raconté leurs souvenirs avec un tel souci du collectif ! Cela en devenait difficile de les faire parler d’eux en tant que personnes, pas en tant que membres du MTA, ou du Comité de défense de la vie des travailleurs immigrés, de les faire parler de leurs vécus. Ils ont encore du mal à en sortir aujourd’hui. Ils se considéraient comme des chaînons du groupe.
D : Comment ont-ils réagi après la diffusion ?
HBB : J’ai eu de beaux retours. Ça m’a beaucoup touchée. Des gens des familles de deux personnes décédées, Mokhtar Bachiri et Saïd Bouziri ont pris contact pour me remercier. J’ai été très émue d’avoir des retours de la part de leurs soeurs. Cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas entendu la voix de leurs frères (décédés en 2008 et 2009). Elles ont pu réécouter cette histoire de la bouche d’autres personnes. Parfois, elles ne connaissaient pas vraiment les amis militants de leurs frères. Et puis il y a eu aussi les retours de personnes qui ont participé à ces luttes. Ils étaient très contents et m’ont remerciée. Je voulais leur dire merci à eux, et à ceux qui n’ont pas pu participer. Certains m’ont appelée après pour me dire « Les amis m’ont parlé de ce que vous avez fait, je vais aller écouter ».
D : As-tu eu l’impression que ce projet a débloqué quelque chose sur la nécessité de transmettre l’histoire, justement ?
HBB : Il y a eu une personne qui, pour des raisons personnelles, n’avait pas pu participer. Elle m’a appelée après, pour raconter son histoire, hors micro. Je trouve ça très beau. Beaucoup se sont posés des questions. Faut-il en parler plus ? Faut-il écrire ? Souvent leurs enfants ne sont même pas au courant de l’histoire. Cela m’avait marquée.
D : Penses-tu que c’est plus facile pour eux de se confier à des gens qui ne sont pas de leur famille ?
HBB : Cela me rappelle ce que l’on a pu connaître dans nos propres familles. Ces personnes ont de la bouteille militante mais n’arrivent pas à le raconter à leurs enfants. Ce manque générationnel se retrouve peut-être finalement dans toutes les familles.
D : Il y a eu une vraie séparation entre la vie militante ou professionnelle et la vie de famille …
HBB : C’est ça. L’un des plus beaux retours que j’ai eu ne vient pas de quelqu’un du MTA, mais d’un ami proche. En écoutant le deuxième épisode, il s’est souvenu que son père avait été licencié de Renault en 1973. Le documentaire parle beaucoup de cette année. On évoque le Comité de lutte Renault, composé d’immigrés, qui demandait la requalification des OS (Ouvriers spécialisés). Il a compris pourquoi son père détestait tant les syndicats. Son père était gréviste mais il ne lui avait jamais raconté les détails. Il y avait des trous dans l’histoire, et cela lui a permis de les combler. Ces retours là sont les plus précieux. On parle de personnes qui ont décidé de pousser les recherches dans leur histoire familiale, dont les parents n’étaient pas nécessairement militants. C’était le cas de nombreuses personnes dont les parents ont travaillé dans de grosses usines comme Renault, PSA, Peugeot ou Citroën. Je le découvre aussi avec mon père. C’est ce qui m’a poussé à faire le documentaire. Pendant le confinement, j’étais avec mon père. Un jour il me dit que de 1971 à 1979, il a fait grève. Je ne le savais pas du tout !
D : Je voulais justement te demander si ton père t’avait raconté des choses qu’il n’avait jamais dites, en écoutant tes travaux. Mais visiblement il l’a fait avant !
HBB : Oui ! Mon père vient de rentrer de Tunisie, donc je ne lui ai pas encore fait écouter. J’ai un peu peur. C’est vrai que cette discussion avec lui m’a pousser à me questionner sur les années 70. En tombant sur le MTA, j’ai réalisé que j’en avais déjà entendu parler, ainsi que de la grève générale, moment assez connu dans les milieux militants maghrébins. Mais on ne connaissait pas les détails de tout cela, la grève générale de 1973, les ratonnades.
D : Tu fais ton podcast de manière très indépendante. Ton travail sur France Culture, c’est une suite logique pour toi ?
HBB : Je les vois comme deux aspects parallèles. J’aime bien le côté indépendant, seule dans mon coin, pas monétisée de Vintage Arab. Si demain on vient frapper a ma porte pour me dire qu’on veut le produire, que je n’aurais rien à faire à part écrire mes textes, je ne suis pas sûre de vouloir entrer dans ce système là, parce qu’ile me questionne beaucoup. Vintage Arab m’a aussi ouvert de nombreuses portes et m’a permis d’écrire sur ce sujet. Entrer à France Culture me permet aussi d’avoir le budget pour accéder aux archives de l’INA, de me présenter avec une structure solide auprès des personnes que je sollicite. En plus, j’adorais LSD !
C’était le bon vecteur. Je trouve que cela a du sens de raconter cette histoire-là sur la radio publique. Cela les ancre à nouveau dans l’histoire collective française. C’est très important d’investir le service public, d’y mettre son grain de sel, de proposer d’autres sujets. Je pense qu’on est bien placé pour y aller avec leur savoir-faire.