Cet été, un podcast Arte a eu un joli succès, La route du bled. Autour de moi, tout le monde me disait « Écoute ce podcast Nora. C’est fou on a tous vécu la même chose ». Tout le monde semblait unanime sur les bons souvenirs rappelés à nos mémoires par ce programme. Tout le monde, sauf moi.
J’ai essayé d’appuyer sur Play et j’ai éteint de suite. Pour moi, la route du bled, c’est trop trop trop douloureux. Ce chemin c’est la souffrance de l’immigration, cette route, c’est une cicatrice ouverte de 3000 Km, qui ne se refermera jamais, en ce qui me concerne. C’est l’odeur du goudron chaud, le bruit de la Bialetti sur les bonbonnes Butagaz, la tôle brulante du capot et ce soleil qui brille tellement fort que le ciel en devient incandescent.
Nos parents faisaient partie de cette génération qui avait encore leurs proches de l’autre côté de la rive. Ils-elles ne pouvaient pas imaginer une séparation trop grande, car quand on émigre, on porte la culpabilité dans ses bagages. Il fallait organiser tout les deux ans ce road-trip, véritable huis clos de 3 jours. Nous portions des présents dans nos valises, tels que des paquets de clous de girofles, du café, tissu, des parfums et des vêtements. Je suis certaine que chaque valise de parent immigré est tapissée d’une odeur de clous de girofles. Une fois que le porte-bagage était accroché et chargé de cadeaux, nous attaquions cette route, sans contrôle technique, sans « carglass répare, carglass remplace » sans rien ! Juste un plein d’essence, une glacière pleine de provisions et l’espoir que cette année nous allons enfin vivre de vrais vacances.
Le danger était là en permanence, sur la route. Je vous parle d’un temps où l’Espagne n’avait pas encore investi dans les autoroutes, aire de repos, dignes de ce nom, encore moins dans l’éclairage de ces dites routes. On prenait des nationales, on traversait des montagnes, des plaines d’oliviers, des villes, des zones industrielles. Combien d’accidents avons-nous vus durant ces trois jours ? C’était juste énorme et si effrayant. Braver le danger, voire même la mort de près, c’était le prix que l’on était prêt à payer pour s’approcher d’une famille, sentir d’autres odeurs, voir une autre lumière…
Ces trois jours de route étaient durs. Le soleil frappait la tôle de la voiture, il n’y avait pas de climatiseur, wallou, rien du tout sauf une vrai déshydratation à la clé. La fatigue et l’ennui étaient nos camarades de route; car pas de tablette non plus ! Et on se mettait à rêver à notre future destination, comme si on allait enfin avoir les vacances du siècle, vous savez comme dans le clip Se A Vida E des Pet Shop Boys.
Le mal des transports, pour moi c’était le pire du pire, comme si mon jeune corps comprenait cette transition douloureuse, mes premières crises d’angoisses je les ai faites au milieu des oliveraies andalouses, le même paysage, à 360 degrés, et ce, pendant des heures et des heures ! J’en pleurais, « Changez moi de paysage svp, je vais crever » !!! Quand on est enfant on subit le choix des adultes, Aujourd’hui j’entends de plus en plus de parents dire « les vacances c’est d’abord pour les gosses, Ils-elles doivent garder de beaux souvenirs c’est tout ce qui compte… » Ô bénie sois-tu, génération milléniale.
Les violences policières dans les trois pays que l’on traversait nous humiliaient à différents degrés. La France aimait bien voir ce que l’on avait dans le coffre, avec ces questions classiques : « Quelque chose à déclarer? », et « Vous repartez de manière définitive ou pas ? ». La police espagnole était vraiment dure, surtout à Algeciras « Facho land » . Combien de fois j’ai vu des policiers sortir des matraques et taper sur la carrosserie des voitures en file d’attente, comme si nous étions des moutons en transhumance… Et ce mépris dans le regard que les policiers espagnols posaient sur nous, inoubliable hagra…
Arrivé au Maroc, faut pas rêver, on était pas accueilli avec du lait et des dattes, et puis quoi encore ! Non, là on comprend réellement ce que l’on est pour le pays, une cash machine ! Chaque douanier, flic, gardien vous demande un petit billet pour un café et si vous refusiez, vous pouvez attendre longtemps sur le côté.
Le ronronnement de la 504 s’arrête enfin. Je revois encore la main de mon père couper le contact, retirer sa clef, comme on retire un couteau d’une bête sacrifiée. La voiture brulante était garée devant la maison « familiale » au milieu de nulle part.. Nous avions alors droit à une effusion de joie d’une bonne heure. Mais une fois les cadeaux distribués, l’ennui allait être mon meilleur ami. Rien à faire, rien à dire, rien à voir… La fin du séjour approchant, l’angoisse de reprendre la route me pulvérisait le ventre et mes derniers jours de « vacances »…
Quand on rentrait enfin en France, on était tellement fatigué.es de ces 3 jours de routes, nos yeux étaient rougis par les phares des voitures, notre « brûlage » (c’est le mot bronzage pour les pauvres) s’envolait comme par magie. Il ne restait plus rien de l’été… A chaque fois que nous rentrions, nos voisins nous disaient la même chose « Vous êtes sûrs que vous étiez en vacances ? «
La dernière fois que j’ai fait cette route, j’étais une très jeune adulte, je l’ai faite en car et seule ! Je me suis jurée de ne plus jamais refaire ce parcours du combattant. Je me souviens d’une femme d’un certain âge, qui attendait que l’on place ses bagages dans ce fameux car, elle portrait des tajines et autres plateaux en cuivre et me disait : « Tu sais ma fille j’ai l’impression d’être un mulet, j’apporte des cadeaux à ma famille au bled, des cadeaux à mes collègues en France et rien pour moi, comme si j’étais élevée à prendre soin des autres et ne pas penser à moi ». C’est ça l’immigration, ne pas penser à soi, penser au futur de ses enfants, penser à envoyer de l’argent à sa famille, penser à bien se faire voir auprès du pays « accueillant », mais ne jamais penser à soi.
A ce moment là j’ai eu une épiphanie. Nous étions une matière d’import/export, nous enrichissons trois pays sur notre passage, quitte à risquer nos vies, donner nos économies et nous priver… Nous avons été programmés dans un vaste système économique où l’immigration est une manne d’entrée d’argent colossale pour tout le monde, sauf pour nous…
Non, je n’ai pas pu entendre les témoignages de ces vacances au bled, car juste réécrire cette période de ma vie suffit à me flinguer le moral. J’ai toujours aimé les stations services, encore plus aujourd’hui ! Car je comprends mieux maintenant cet endroit, il était notre îlot d’appartenance, on lâchait prise, on prenait un café, on se lavait le visage, on se posait… En fait mon pays c’est toutes les stations services et aires de repos du monde.
Sinon je vous souhaite une belle rentrée sur Dialna.