[Interview] Nora Fluckiger Al Zemmouri, tisseuse de réalité

Dialna - Nora Fluckiger Al Zemmouri

Rencontrer Nora Fluckiger Al Zemmouri, c’est plonger dans un univers où douceur et détermination se mêlent harmonieusement. Cette artiste suisse-marocaine, résidant à Bruxelles, s’engage avec passion à donner voix aux victimes des violences policières et à leurs familles, à travers l’art subtil du dessin et de la broderie. Son travail, tel des points de suture sur une blessure profonde, explore les dualités de notre monde, entre réflexion et action, entre douceur et violence, offrant ainsi une perspective unique sur une réalité complexe.

Nora Fluckiger Al Zemmouri est née en Suisse, mais a grandi à Strasbourg, en France, où elle a fait un Master de recherche en arts. Puis, à 23 ans, elle émigre à Bruxelles, en Belgique et y fait un second Master, cette fois en dessin, aux Beaux-Arts.

Nora est métisse et se construit dans un mélange culturel unique qui influence son travail.

Dialna : Comment ton métissage et tes différents lieux de vie ont-ils influencé ton approche professionnelle et artistique ?

Nora Fluckiger Al ZemmouriJe suis métisse, marocaine par ma mère, suisse par mon père, mais j’ai une carte vitale française et une domiciliation belge. J’ai été énormément influencée par le parcours de ma mère qui a quitté le Maroc durant sa vingtaine, seule, et qui m’a élevée. Une fois adulte, en hommage à elle et en quête de comprendre ma propre identité, je me suis penchée sur l’histoire post-coloniale des diasporas nord-africaines en Europe, et je ressens une filiation artistique avec elleux. 

Dialna - Nora Fluckiger Al Zemmouri
Marche rouge
(© Nora Fluckiger Al Zemmouri)

D : Comment s’est passé ta formation artistique aux Beaux-Arts ? 

NFZ : C’est un vaste sujet. Je pense que j’étais un peu naïve en y entrant, je croyais y trouver un espace de création profuse et des échanges passionnés avec d’autres gens qui, comme moi, trouvaient en l’art un exutoire salvateur. Mais la communauté des écoles d’art est un condensé de jeunes privilégiés qui se rendent rarement compte des déterminismes sociaux qui les ont amenés ici. J’ai trouvé finalement assez peu de réflexions sociétales dans leurs discours et leurs pratiques, et beaucoup d’entre-soi. 

D : Quels sont tes médiums artistiques ?

NFZ : Principalement le dessin, la broderie et l’écriture. Je travaille à partir d’archives photo et textuelles. C’est en quelque sorte ma matière première. 

 

De l’expérience personnelle du deuil suppléé à mon identité métisse est née une volonté de questionner matériellement cette expérience de la perte de repères.
Nora Fluckiger Al Zemmouri

 

D : La broderie tient une belle place dans ton travail. Piquer un bout de tissu avec un fil pour raconter une histoire c’est une manière de souligner la violence ? D’éterniser un moment ?

NFZ : Oui, la broderie pour moi matérialise une blessure, mais aussi le soin, la réparation. C’est cette ambivalence qui me plaît dans cette technique. Comme on recoud une plaie avec du fil, je perce le tissu pour broder des mots ou des motifs, les mots sont des sutures en même temps que des stigmates. L’histoire se raconte à l’endroit où l’aiguille transperce le support pour le pénétrer.

D : Tu travailles beaucoup autour des violences subies par les diasporas. Quelles sont les diasporas que tu vises avec ton travail ?

NFZ : Principalement les diasporas post-coloniales africaines. De l’expérience personnelle du deuil suppléé à mon identité métisse est née une volonté de questionner matériellement cette expérience de la perte de repères, concrète et immatérielle, dans ses enjeux contemporains. Mais si cette réflexion prend racine dans l’intimité du vécu, je m’éloigne volontairement du récit autobiographique pour embrasser une problématique sociétale, celle d’une nécessaire décolonisation de la pensée. Il s’agit de chercher dans les arts-plastiques de nouvelles greffes à la mémoire, comme autant de reflets des identités plurielles des millions d’enfants d’immigrés et issus du métissage, dont l’histoire se dessine aujourd’hui.

Dialna - Nora Fluckiger Al Zemmouri
Nora Fluckiger Al Zemmouri portrait
(DR)

D : Quelles sont les violences évoquées ou dénoncées dans ton travail ?

NFZ : Toutes les violences systémiques m’intéressent. Pour l’instant, je me suis surtout penchée sur le racisme ordinaire, ses ponts avec le racisme institutionnel qui nous précède et nous entoure encore. 

D : Les violences policières sont aussi importantes dans tes dénonciations artistiques. Quel a été le déclic pour aborder ce sujet ?

NFZ : Le déchaînement de violence de la police ces dernières années, parallèles à la recrudescence de l’extrême-droite en France, avait déjà imposé un climat d’angoisse autour de moi. La réouverture du procès du tueur de la petite Mawda, en 2021, a été le dernier déclic. Ce flic qui a tiré une balle dans la tête d’une enfant de deux ans avait écopé de 6 mois de sursis et faisait appel de sa « peine », comme si cette vie et toutes celles qu’il a brisées avec étaient de malheureux incidents, excusables car légitimes, parce que les victimes étaient racisées et sans-papiers. 

D : Tu parles aussi des violences vécues par les proches des victimes de la police. Comment as-tu travaillé ce sujet délicat et rarement montré ?

NFZ : Je me suis demandée comment aller à contre courant de la violence médiatique imposée à ces personnes. Comment raconter leur peine, leur colère, leurs deuils, sans les déposséder de leur histoire et de leur image. Alors je suis allée à leur rencontre, leur demander s’iels étaient d’accord de me partager des bribes de leur histoire et des archives photos, pour que j’en fasse quelque chose d’artistique. Aux quelques personnes qui m’ont accordé leur confiance, je faisais régulièrement des updates, leur montrais l’avancement de mes dessins, leur demandais simplement leurs retours. 

D : Tu as aussi travaillé avec des femmes incarcérées. Peux-tu nous raconter cette expérience ?

NFZ : Avec mon amie et collègue artiste, Joana Ferreira, nous avons fait ce projet en duo pour proposer des ateliers de dessin, d’écriture et de vidéo en prison. Nous avons passé 3 mois et demi à travailler avec un petit groupe de détenues dans une maison d’arrêt. Au final, nous avons été contraintes par les règlementations pénitentiaires de renoncer à la vidéo. Alors nous avons improvisé, avec le peu de matériel qu’on avait à disposition : quelques carnets, des crayons, des stylos. Dans une volonté d’horizontalité nous avons fait avec elles les mêmes exercices, plongé dans nos récits intimes, nous nous sommes racontées. C’est difficile de retranscrire l’ambiance et ce qu’on voit en prison, c’est un microcosme qui exacerbe les violences systémiques, il y a celles qui décident, et celles qui obéissent, celles qui font la loi et celles qui la subissent. On a rencontré des femmes, juste des humaines que leur vécu et leur environnement ont poussé à la marge. On a partagé des rires et des larmes, des histoires intimes très universelles. Elles nous parlaient de leur quotidien, bien sûr, mais aussi d’amour, de famille, de deuil, de leurs langues.

D : Être une femme racisée dans le domaine de l’art n’est-il pas un acte de résistance en soi ?

NFZ : Je le crois, oui, mais être une femme racisée dans n’importe quel domaine qui vise l’émancipation est un acte de résistance. Être une femme racisée et refuser de n’être que ça, c’est à dire choisir d’exister par ce qu’on fait et pas seulement par ce qu’on est dans les yeux d’une société qui nous objectivise, c’est aller à contre-courant de ce qu’on attend de nous.

D : Est-ce que ce milieu est hostile envers des personnes comme toi ou penses-tu que cela a changé ? 

NFZ : Le milieu de l’art est un tout petit miroir de nos sociétés, alors bien sûr qu’il est hostile. J’ai quasiment toujours été la seule maghrébine dans mes études, aussi bien en tant qu’étudiante que parmi mes professeur.e.s. Je le suis encore dans mes petits jobs d’enseignante d’arts-plastiques. Il y a moi, et le personnel d’entretien. Alors oui, il y a une hostilité latente qui se perçoit partout, que je qualifierais de méfiance à mon égard, doublée d’une certaine honte en moi de faire partie de « l’élite » blanche qui symbolise l’art contemporain. Parce que je ne peux et ne veux pas m’identifier à ce groupe. Il ne me ressemble pas, et je ne veux pas lui ressembler. Je crois qu’il nous faut rester vigilantes aussi, quand l’hostilité se déguise en curiosité de la part des institutions. Ne pas accepter l’exotisation orientaliste qu’on veut poser sur moi, sur mon travail. Quand j’ai travaillé sur les violences policières belges, un membre du jury m’a demandé d’où je venais, et pourquoi je ne parlais pas plutôt de mon pays d’origine dans mes dessins.  En revanche, il existe des espaces en marge des institutions, qui sont des nids de création bien plus libres et inclusifs.

On fait de l’art par nécessité intérieure. Si la nécessité est là, il faut l’écouter, c’est une question de survie.
Nora Fluckiger Al Zemmouri

D : Quels sont tes projets artistiques ? 

NFZ : Nous avons un projet d’expo et de documentaire avec mon amie Joana, sur la base d’un voyage que nous avons fait ensemble sur les traces de nos passés familiaux, au Maroc et au Portugal l’été dernier. Un autre projet à plus long terme est de réaliser une expo à partir du travail fait avec les détenues : avec elles, et pour elles. Ce sera sans doute un long processus, attendre qu’elles soient sorties pour récupérer leur droit à l’image, lire elles-mêmes leurs textes, les mêler à nos oeuvres. 

D : Quels conseils donnerais-tu à nos lecteurs/lectrices qui veulent se lancer dans l’art ?

NFZ : On fait de l’art par nécessité intérieure. Si la nécessité est là, il faut l’écouter, c’est une question de survie. Même si gagner sa vie avec son art est un privilège réservé à une infime minorité qui détient un capital économique conséquent, il faut créer, coûte que coûte. Même si c’est juste noircir des pages de carnet après ta journée de travail. Dessiner dans les marges, filmer ce que tu vois avec ton téléphone. Pas besoin de matériel, on peut créer avec n’importe quoi. Laisser une trace. Et quand on a aucun pied dans le réseau de l’art, les réseaux sociaux aident, les collectifs, les assos, les espaces alternatifs. 

 

Dialna - Nora Fluckiger Zemmouri
Portrait d’Aïcha Barrie
(DR)

D : Si tu étais une chanson, un pays, une ville, un plat, une œuvre ?

NFZ : C’est trop dur de ne choisir qu’une chanson, mais elle serait en français parce que j’existe surtout dans cette langue. La Solitude de Barbara, ou un rap bien énervé, de Fianso ou Ben PLG. 

Un plat : La pastilla de ma mère, au poulet et aux amandes avec des éclats de pistache dessus. 

Un pays, une ville, une oeuvre ? J’ai déjà du mal parfois à être un être humain, alors tu m’en demandes beaucoup… 

En conclusion, nous adressons nos vœux de succès et de reconnaissance à Nora Fluckiger Al Zemmouri, cette jeune femme est si  inspirante, et nous nourrissons l’espoir de voir ses œuvres exposées dans les musées du monde entier. Puissent ses créations éveiller les consciences des pouvoirs dominants et contribuer à façonner un monde meilleur pour toustes.

 

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