[Humeur]Quand les productions Badrakhan m’ont sauvée du racisme !

Dialna - Ahmed Badrakhan

Les productions cinématographiques Badrakhan sont un élément majeur de la pop culture égyptienne. Ce qu’Ahmed Badrakhan a apporté au rayonnement du cinéma égyptien est sans pareil. Mais il a aussi bouleversé la vie de nombreuses personnes, en dehors même des frontières égyptiennes. Voir ses films a pu aider certaine.s à mieux vivre certaines périodes difficiles … Récit.

C’était la fin du Ramadan, j’avais 16 ans. Je suivais mes parents dans un supermarché à Sartrouville et je suis tombée sur une pile de films avec des noms arabes sur les pochettes. Parmi eux, le nom de Farid El Atrache, (le chanteur à qui je dois mon prénom) est apparu, j’ai montré le film « Akher kedba » à mon père et il m’a dit que je pouvais le mettre dans le caddie ! Je ne savais pas à l’époque que je prenais un remède pour ma santé mentale.

Dialna - Ahmed Badrakhan
Affiche du film « c’est toi que j’aime » d’Ahmed Badrakhan, 1949. (DR)

Parce que cette époque était dure et sans pitié pour les personnes racisées, nous pouvions mourir sous les coups de lame ou les balles d’un militant du Front national. Ce sentiment d’avoir peur pour ma sécurité physique ne me lâchera plus jamais. Avoir ce film entre les mains était ma meilleure défense contre ce monde cruel et injuste. En lisant cette bande magnétique, un monde d’opérettes, de chansons, d’amour, de drame, de glamour allait s’ouvrir à moi. Un monde où le générique de début était signé Ahmed Badrakhan !

 

Dialna - Ahmed Badrakhan
Samia Gamal et Farid el-Atrash dans « C’est toit que j’aime » d’Ahmed Badrakhan (DR)

Qui est Ahmed Badrakhan ?

C’est l’un des premiers pionniers du cinéma égyptien. Né à Alexandrie en 1909, il est tombé amoureux du cinéma à l’âge de douze ans, car il fréquentait régulièrement le cinéma Cosmo de la rue Emad El-Din dans sa ville natale. L’un des chocs cinématographiques de Badrakhan est un film muet de Charlie Chaplin. Touché par les gestes de l’acteur, il se promet de travailler pour l’industrie qui vend du rêve : le cinéma.

Un camarade de classe, Gamal Mathkour, lui fait découvrir les cours de théâtre au théâtre Ramsès, où il observait la construction des pièces et assistait à leurs répétitions. Ahmed était persuadé que pour produire un bon film, il fallait savoir diriger les acteurs, et le théâtre est l’essence même de ce métier. En 1930, il rejoint l’Institut d’art dramatique, créé par Zaki Tulaimat. L’établissement fait faillite et son regard se tourne vers l’Europe. Après avoir obtenu un certificat d’aptitude à la langue française, Badrakhan fréquente quelque temps la faculté pour étudier le droit, conformément aux souhaits de son père. A la même époque, il commence à correspondre avec l’Institut du cinéma de Paris, où il est admis pour étudier les techniques de scénario, de tournage et de post-production !

Dans la ville de ses rêves, il suit des conférences avancées sur l’histoire du cinéma, écrit des critiques de films hebdomadaires pour le magazine Al-Sabah, dort, mange et vit le cinéma sans relâche. En 1931, il obtient un diplôme en cinématographie à Paris et est prêt à révolutionner le cinéma égyptien ! En 1934, il écrit le scénario du film « Wedda » qui est le premier film d’Oum Koulthoum. Il a ensuite travaillé avec elle sur tous ses films, à l’exception de Salama (1945), car Ahmed Badrakhan n’aimait pas être dirigé. A l’époque, les studios Misr contrôlaient l’ensemble du processus de fabrication des films comme les studios d’Hollywood.

Au cours de sa longue carrière cinématographique, il a réalisé, écrit et produit plus de quarante films, pour la plupart des comédies musicales, ce qui constituait son ADN cinématographique. Il a épousé la belle Asmahane Atrash et est le père du réalisateur Ali Badrakhan. Cet homme a eu une vie extraordinaire et il marquera la mienne des décennies après sa mort.

 

Dialna - Ahmed Badrakhan
Les acteurs Omar Sharif (à gauche), Rushdi Abaza (au centre) et Ahmed Ramzy (à droite). (DR)

Akher kedba d’Ahmed Badrakhan

Akher kedba ( آخر كدبة : « Le dernier mensonge ») est un film musical égyptien de comédie romantique sorti en 1950. Il a été produit par Farid al-Atrash et réalisé par Ahmed Badrakhan. Nous sommes en 1949 au paroxysme de l’histoire d’amour mythique entre Samia Gamal et Farid al-Atrash. La découverte de ce film a été pour la jeune adolescente que j’étais une claque visuelle et émotionnelle. Voir des Egyptiens être si élégants, déclarer de magnifiques textes d’amour et s’aimer tendrement a été pour moi une véritable révolution mentale.

Ce monde existe et on ne me l’a jamais montré : sacrilège ! Parce qu’à cette époque je vivais une période très grise de ma vie. Non seulement mon corps et ma tête changeaient à cause de cette étape nommée puberté, mais je découvrais aussi le sexisme décomplexé et le racisme physique qui venaient me frapper au quotidien !

J’avais trouvé mes moments de félicité et de couleur dans ces films en noir et blanc. Après avoir vu ce film cent fois, j’ai convaincu mon père de retourner dans ce supermarché, afin qu’il m’achète d’autres films avec Badrakhan écrit sur la couverture et je vous avoue que ce fut le meilleur investissement de ma vie ! Car non seulement Ahmed Badrakhan a fait rêver mes jeunes années, mais il m’a appris l’histoire du cinéma égyptien, les enjeux de la colonisation et comment l’art et les photos sont des outils puissants pour changer les mentalités.

Dialna - Ahmed Badrakhan
Omar Sharif et Faten Hamama (DR)

Ce producteur/réalisateur/scénariste a utilisé les images pour lutter contre les forces coloniales et pour montrer à cette Europe prétentieuse que dans cette partie du monde justement, on peut produire de bons films, que leurs habitants sont de toute beauté et que les Égyptiens savent parler le langage de l’amour mieux que personne ! Car Ahmed Badrkhan était un pro de la romance à l’écran. On peut établir un parallèle entre les productions de Badrkhan et l’âge d’or du cinéma hollywoodien.

Entre 1945 et 1965, la comédie musicale égyptienne a donné naissance à certains des chefs-d’œuvre les plus inoubliables de son histoire. Tout un univers populaire s’est gravé peu à peu dans mon esprit et j’ai gravé à mon tour des compilations de ces opérettes parfumées au jasmin : Bissaht el rhi, mat oul ched, Banadi halaik, Noujoum El lille et j’en passe.

Quand je montais dans ce bus de l’enfer pour aller à l’école, je mettais mon casque et je n’étais plus en contact avec ces horribles racistes qui vociféraient des insultes. J’étais loin dans le temps et l’espace, je portais des robes en tweed et des bijoux Van Cleef, je buvais un café au bord du Nil avec Fatine Hamama et Omar Sharif, je dansais avec Samia Gamal dans les plus belles salles du monde. J’étais loin de cette sinistrose grise qui m’entourait !

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Affiche du film « Akher Kedba » d’Ahmed Badrakhan, 1950 (DR)

Un cinéma un peu plus sombre

Dans ma découverte des productions d’Ahmed Badrakhan, il y a eu toute une période légère qui fut plus que salutaire : Fatma (1947), C’est toi que j’aime (Ahebbak inta, 1949), Dernier mensonge (Akher Kedba, 1950) et Taxi de l’amour (Taxi Al-Gharaam). Je demeurais en admiration devant de magnifiques actrices comme la douce Mariam Fakhr El dine, la sensuelle Hind Rustum ou des comiques comme Ismaïl Yassine ou Abdelsalame El Naboulsi.

Et puis il y a eu la découverte d’un cinéma plus sombre, qui correspondait au spleen de mon adolescence, comme l’univers de Youssef Chahine, le visage magnifique et intense de Fatine Hamama, le regard ténébreux d’Omar Sharif et ce film qui me secoue la tête, Lahn Hobbi (La composition de mon amour) avec la chanteuse Sabah et Farid El Atrache. Le scénario du film est basé sur le mythe de Pygmalion. Dans cette œuvre, tout me parle, le déhanchement de Nadia Gamal, les beaux yeux de Rushdi Abaza et la voix de Sabah qui chante la jeunesse perdue à jamais.

Je visionne ce film sans arrêt, je lis les traductions des chansons, j’essaie de comprendre les relations complexes entre les personnages. Et c’était fascinant de voir comment Ahmed Badrakhan réussissait à mettre en scène et à décrire la fragilité du bonheur.

 

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Ahmed Badrakhan, Sabah Fardi Leila Eljaizaira sur l’affiche du film « La chanson de mon amour » d’Ahmed Badrakhan. (DR)

My little Cairo 

Ahmed Badrakhan est mort le 23 août 1969, le soir de la sortie de son ultime film, Nadia. Il était avant tout l’homme des coulisses d’un courant artistique sans pareil en Égypte, il avait l’art de divertir et de faire réfléchir. Il a surtout changé la vie d’une jeune adolescente, il lui a forgé son caractère en imaginant des personnages de femmes fortes, drôles et sensuelles.

Lorsqu’on est une adolescente, on a besoin de s’identifier pour construire son identité. Tout le monde s’habillait pareil et écoutait cette variété française insipide qui ne me parlait pas. J’avais entamé un voyage intérieur, où les rêves étaient permis, les gens étaient beaux, les dialogues m’entraînaient dans un tourbillon d’amours imaginaires, les décors en carton remplaçaient le béton gris. Il suffisait d’un casque et d’appuyer sur play pour décoller dans My little Cairo

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Affiche du film « Une nuit d’amour » d’Ahmed Badrakha, sélectionné à Cannes en 1952 (DR)

 

 

 

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