En mai dernier, un procès en appel assez particulier a eu lieu, celui de la SNCF. Les plaignants sont près de 1200 retraités, anciennement employés de la société nationale des chemins de fer. Ce sont d’anciens travailleurs marocains, que la SNCF est allée chercher au Maroc, pour les faire travailler sur ses chantiers. Le problème est qu’ils n’ont jamais eu le même statut, salaire, contrat que leurs collègues français. Leur situation est un véritable reliquat de l’ère colonialiste. Ils ont donc porté plainte pour discrimination contre leur ancien employeur. Après un jugement aux prud’hommes favorable à ces chibanis (vieux, en arabe maghrébin), la SNCF a fait appel à la dernière minute pour éviter de payer les 170 Millions d’Euros de dommages et intérêts prévus par le jugement. Les 15 et 16 mai derniers, le procès en appel a donc eu lieu.
Quelle est donc l’histoire de ces « indigènes du rail » comme ils ont été parfois appelés ? Suite à la publication d’une pétition en ligne par la fille de l’un d’entre eux, nous sommes allées rencontrer la famille Moutaouakil pour qu’ils nous racontent leur histoire. L’ancien cheminot marocain, ayant travaillé pour la SNCF depuis 1974, son épouse, et leur fille cadette, Wafaa, étudiante en école de commerce, très impliquée dans le combat de son père et des autres retraités nous ont reçues pour évoquer l’injustice qu’ils ont subie.
Bonjour M Moutaouakil, pouvez-vous nous raconter un peu quelle était votre vie au Maroc, avant de venir en France ?
Je viens du sud du Maroc, j’ai perdu mes parents quand j’étais très jeune. J’ai du commencer à travailler très tôt. J’ai beaucoup travaillé dans des hôtels, un peu partout au Maroc, à Rabat, Agadir, Casablanca, etc .. Un jour, des touristes m’ont dit que des gens venus de France recrutaient des Marocains pour aller travailler là-bas. C’était pour la SNCF. J’ai donc voulu tenter ma chance, mon chef m’a laissé aller voir si ça pouvait marcher.
La SNCF envoyait des gens partout au Maroc pour recruter de la main d’oeuvre, à Agadir, Casablanca, Rabat, où j’étais à ce moment là. C’était dans les années 70. Moi, je suis parti en 1974, j’avais 23/24 ans. Je n’étais pas marié, je n’avais personne dont il fallait s’occuper, alors c’était ma chance. Je me suis dit que la France, c’était le pays des droits, de la démocratie, c’est un pays accueillant, alors pourquoi ne pas partir ?
Je suis donc allé voir les recruteurs, qui m’ont envoyé ma convocation à la visite médicale à Casablanca. Ils devaient s’assurer que nous étions assez costaud et en forme. On a passé tout un tas d’ examens médicaux, des radios, prises de sang, tests d’urine, pour voir si nous n’étions pas malades. Le soir, on est venu nous dire qui pourrait partir en France, dès le lendemain. On a pris le train de Casablanca à Tanger, le jour d’après nous avons pris le bateau jusqu’à Algésiras, en Espagne. Puis encore un train pour Madrid, un autre jusqu’à Paris, gare d’Austerlitz. C’était un très long voyage.
Arrivés à Paris, chacun avait une affectation différente, (partout en France). Moi, je devais aller à Porte de la Chapelle. Une fois sur place, on m’a présenté au chef de chantier, qui m’a montré ce qu’allait être mon nouveau travail. Il y avait plusieurs sites, La Chapelle, Marcadet, etc.. Il y avait déjà des marocains qui étaient arrivés quelques années avant nous, ils nous ont montré tous les aspects techniques. Ensuite on nous a emmenés dans les foyers, où nous étions plusieurs par chambre (4 à 6 personnes de la même équipe).
Wafaa : Dans ces foyers, ils n’étaient qu’entre eux, entre marocains. Les français n’étaient pas logés la bas. Il y avait eu une convention entre le Maroc et la France pour faire venir de la main d’oeuvre avec comme garantie un salaire, et un statut identique aux français.
Il y avait d’autres nationalités avec vous ?
M Moutaouakil : Il y avait quelques étrangers, des Algériens par exemple; mais c’était surtout des marocains.
Apres encore une ou deux journées où on nous a montré les différentes tâches, on nous a affectés à nos postes définitifs. Nous étions deux ou trois par poste.
Les personnes qui étaient déjà là avant nous étaient chargées de nous former, de nous montrer comment faire notre travail. A l’époque, on travaillait à mains nues. Pas de gants, pas de chaussures de sécurité, pas de casque. A cette époque là, c’était fréquent, les normes de sécurité sont venues plus tard.
Il y a eu des blessés parfois ?
Ah oui, il y en a eu beaucoup ! Certains ont perdu leur main, leur pied. J’ai un ami qui est mort là-bas. Ils étaient en train de faire une manœuvre, un arbre est tombé et le train lui est passé dessus, le pauvre. C’était un marocain de la région de Tanger.
La SNCF prévoyait quelque chose en cas d’accident pour les travailleurs ? il y avait une assurance ?
Je ne sais pas si la famille a reçu quelque chose. A part son assurance vie, à lui, il me semble que son épouse n’a rien touché.
Selon la convention avec le Maroc, vous deviez avoir le même salaire que les employés français ?
Oui c’était écrit sur le contrat. Travail égal, salaire égal. On travaillait le weekend, les jours fériés, on avait un jour de repos par semaine, en décalé. Les français ne travaillaient pas le weekend ou les jours fériés, on faisait ce qu’ils ne voulaient pas faire.
Mais dans les faits, vous n’aviez pas le statut de cheminots par rapport aux français ? Vous avez réalisé ça plus tard ?
M Moutaouakil : Oui beaucoup plus tard. Nous avions en fait le statut PS25, nous n’étions que contractuels. On n’avait pas le droit de passer l’examen pour être cheminot. Il fallait avoir la nationalité française.
Wafaa : Ou alors, il fallait faire des stages de formation. Mon père m’a raconté qu’il avait fait plusieurs stages à la SNCF, mais jamais valorisés. Il a fait des formations pour apprendre de nouvelles tâches, mais le salaire est toujours resté le même. Plus de compétences mais pas d’augmentation, ni de promotion. Son grade est resté le même pendant toute sa carrière, jusqu’à 6 mois avant la fin.
M Moutaouakil : J’avais le grade B, ça n’a jamais changé.Un jour, en fin de carrière on m’a donné le grade C, équivalent à chef de manœuvre, mais sans augmentation. Je ne le savais pas encore mais, 6 mois après, je ne travaillais plus. Ça ne m’a rien apporté. La plupart des marocains qui travaillaient a la SNCF ont gardé le même grade toute leur carrière. Certains ont évolué mais ils n’avaient toujours pas les mêmes salaires que les français. Nous n’avions pas non plus le même régime de cotisations sociales, mais ça nous l’avons appris plus tard.
Wafaa : Leurs retraites représentent quasiment la moitié de celles des français.
M Moutaouakil : Elles sont calculées sur les 25 dernières années. Alors que pour les salariés français, le calcul se fait sur les 6 derniers mois, ce sont les 6 meilleurs mois, puisque quand ils arrivent en fin de carrière ils ont un meilleur salaire.
Vous avez commencé à vous rendre compte de ces différences à quel moment ? Vous en aviez parlé entre vous ?
M Moutaouakil : Oui, on avez constaté des différences, surtout concernant les évolutions, augmentations mais on ne savait pas à qui en parler, ni qui contacter. Pour les statuts, c’est venu plus tard.
Mme Moutaouakil : Il y a quelques années, mon mari a fait un malaise cardiaque au travail. Il n’a rien dit de la journée. Il a continué a travailler comme si de rien n’était. Ce n’est qu’une fois rentré qu’il s’est écroulé. Il a été hospitalisé un mois en réanimation. Et puis, il a repris son travail, et a travaillé de la même manière, aucun aménagement n’a été mis en place. Ils lui ont donc proposé de partir en pré-retraite. Un représentant syndical l’a ramené aux Ressources Humaines pour lui faire signer soi disant des papiers de pré-retraite. Il ne voulait pas, car il tenait à avoir une retraite complète. C’était en fait un départ volontaire qu’on lui a fait signer. C’est arrivé à beaucoup d’employés marocains, surtout les plus malades, les plus âgés, les plus faibles, pour se débarrasser d’eux.
M Moutaouakil : Ils m’ont dit qu’ils allaient cotiser pour ma retraite jusqu’à que ça soit le moment pour moi de la prendre. Il me restait sept ans.
Mme Moutaouakil : Ils lui ont dit que même en pré-retraite, il pourrait cotiser comme s’il travaillait encore. Il leur a fait confiance et a signé les papiers. Un jour, à la CAF, je vois sur les papiers, la mention « chômage » pour mon mari. Je pensais à une erreur de leur part. On m’a répondu “Non, madame, on sait ce qu’on fait, il est au chômage”. Même là il n’arrivait pas à y croire ! Ce n’est qu’au moment de sa retraite, qu’il a finalement vu le calcul. Il a réclamé un du, car il ne voyait pas la préretraite dans ce calcul. La personne au téléphone lui hurlait dessus…
Wafaa : Oui, comme ce sont des personnes âgées, et immigrées, tout le monde les a toujours traités comme des moins que rien. Donc on découvre que pendant 7 ans, mon père était au chômage et pas en pré retraite, on ne comprenait plus rien. Mon père était cheminot, comment était-ce possible ? On m’a répondu “Votre père, c’est un contractuel, un auxiliaire, ce n’est pas un cheminot, il n’a pas ce statut”. C’est à ce moment là, qu’on a réalisé que pendant toute sa carrière, on lui avait menti, et qu’il y avait une grosse différence de statut.
L’employée de la caisse de retraite, au téléphone, nous a même menacés : “Si vous nous appelez encore pour nous poser des questions, pour nous déranger, on va vous suspendre et vous demander de rembourser une année entière”. De peur, mes parents ont arrêté d’appeler. Suite à ça, mon père n’a pas été payé pendant 3 mois. Pendant 3 mois, il s’est retrouvé sans ressources. Sans aucune explication. Aujourd’hui mon père touche moins de 1000 € par mois pour sa retraite, pour 32 ans de cotisations et de travail à la SNCF. Le traitement odieux de la caisse de retraite n’est pas un événement unique. On a eu le même traitement à la Sécurité Sociale. On y est allés pour avoir des explications, et on nous a menacés de nous envoyer la sécurité ! On ne faisait que poser des questions sur des choses que l’on ne comprenait pas. Nous n’avons eu que de l’agressivité en face, alors nous sommes repartis.
“Il est contractuel, il n’est pas cheminot, c’est comme ça. Point barre !”
Tout le monde était au courant de la différence de statut, sauf les principaux intéressés. Vous et vos collègues, vous le découvrez trop tard pour y remédier, d’où l’action en justice ?
Wafaa : L’un des plaignants à la barre a dit “Je mets au défi la SNCF de nous dire qu’on allait être embauchés sous le statut PS25”. Ils n’ont rien dit, car ils savent qu’ils sont en tort. La preuve, au fil des années ils ont tenté de mettre en place des arrangements pour améliorer les statuts. Ces mesures de rattrapage sont la preuve qu’ils essayent d’arranger la situation, mais tardivement. Ils l’ont fait en 2004. Ils étaient déjà presque tous près de l’age de la retraite, ça ne servait plus à rien. Ils savaient très bien que ça n’allait rien leur coûter. Au final ils ont prouvé eux même qu’il y avait des différences anormales entre les salariés.
Qui a lancé le projet de l’action en justice ?
Wafaa : C’est un de leur collègues, M Ahmed Katim. Il a réalisé qu’il y avait une discrimination, mais ils avaient peur de porter plainte, du coup il a fait le tour de plusieurs gares en France pour collecter des témoignages. Au départ, ils n’étaient pas nombreux à accepter à porter plainte, une soixantaine. Ensuite grâce au bouche à oreilles, petit à petit les plaintes sont arrivées, et le nombre de dossiers a augmenté pour arriver à 800.
La procédure a duré combien de temps ?
Wafaa : Ça a commencé en 2001, mais dès les années 80 certains d’entre eux ont envoyé des courriers à certains ministres pour les alerter, et également à la DRH de la SNCF. À chaque fois, tout le monde se renvoyait la balle. Comme l’a déclaré l’avocate des plaignants lors du procès : “Je pense que vous n’avez pas mesuré la conséquence que ça allait avoir.”. Ils les ont sous estimés. Ils ont pensé qu’ils avaient peur et qu’ils n’iraient pas au bout, qu’ils n’oseraient jamais faire une action de groupe et porter plainte. En fait ils se sont dit que ce n’était pas important, et qu’il n’y aurait pas de conséquences. Ils n’imaginaient pas qu’ils se retrouveraient un jour au tribunal avec plus de 800 personnes.
Combien de dossiers sont concernés par cette action en justice aujourd’hui ?
M Moutaouakil : En fait il y a eu près de 2000 marocains recrutés par la SNCF, à cette époque. Quand le procès aux prud’hommes a commencé, il y avait plus de 800 dossiers. Certains dossiers ont été écartés car ils avaient été recrutés directement par les chemins de fer marocains. Ensuite, entre le jugement aux prud’hommes et l’appel de la SNCF, certains ont aussi engagés des procédures car ils ne faisaient pas partie des premiers plaignants. Ils en sont encore aux prud’hommes. Aujourd’hui, en tout, nous en sommes à environ 1200 dossiers.
Il y avait aussi des marocains qui ont pris la nationalité française, et qui ont pu avoir le changement de statut. En revanche, ils ont perdu leur ancienneté, c’est ça ?
M Moutaouakil : Après leur naturalisation, ils ont cotisé pour la caisse de prévoyance des français, mais ont en effet perdu leur ancienneté et leurs qualifications. Ils sont repartis de zéro. Mais les salaires étaient toujours inférieurs à ceux des français. Même en prenant la nationalité française, ils étaient perdants.
Ils ont été nombreux à faire ce choix ?
Wafaa : Nous n’avons pas les chiffres, mais il y en a eu assez. Lors du procès une phrase d’un des collègues de mon père m’a marquée : “Je suis devenu français par conviction, pas par intérêt, sinon je le serais devenu avant, sinon je serai devenu français bien avant pour peut-être essayer d’avoir un meilleur salaire et une meilleure retraite ».
Qu’avez vous ressenti quand vous avez compris que cette différence de traitement par la SNCF était liée à votre nationalité marocaine ?
M Moutaouakil : On s’est senti mal. C’était une grande humiliation.
Wafaa : Oui, il y a eu beaucoup d’humiliation. Il faut savoir que c’était à eux, les marocains qu’on demandait systématiquement de former les jeune recrues.
M Moutaouakil : Oui ces jeunes arrivaient, ils travaillaient avec nous pendant trois ou quatre mois, parce que nous avions l’expérience et l’ancienneté. Ensuite, ils passaient leurs examens et montaient en grade. Au bout d’un an, ils revenaient vers nous en tant que responsables hiérarchiques et nous disaient que les méthodes de travail avaient changé. Nous n’avons eu aucune compensation pour avoir formé leurs nouvelles recrues. Les promotions, augmentations, changement de grade, c’était toujours pour les autres. C’était vraiment la Hagra (injustice).
Mme Moutaouakil : Ce n’est pas logique ! Si vous ne travaillez pas bien, pourquoi vient-on vous chercher pour remplacer les absents, former les nouveaux ? Parfois, mon mari était de repos, et quelqu’un arrivait avec un télégramme pour lui dire de venir effectuer un remplacement.
M Moutaouakil : Oui avant, ça ne se passait pas par téléphone, on recevait un télégramme pour nous dire de venir travailler à la place de quelqu’un de malade ou d’absent. Un jour, mon fils autiste a fait une crise, j’ai appelé mon mari pour qu’il rentre, ils ne l’ont pas laissé s’absenter. J’ai du appeler la Croix Rouge qui m’a envoyé quelqu’un qui a veillé sur mon fils, le temps que mon mari finisse sa journée. On a du attendre le soir pour aller à l’hôpital. Alors qu’à chaque fois que quelqu’un était absent, lui, il faisait les remplacements puisqu’il était de réserve.
Wafaa : il pouvait être contacté à n’importe quel moment. Il devait alors aller travailler. Les heures supplémentaires n’étaient pas payées. Quand il y avait du débordement sur sa journée de travail de 8 heures, ça n’était pas payé. C’était le cas pour la plupart d’entre eux.
Pour en revenir à votre retraite, au final vous avez cotisé plus que les autres, mais vous avez une retraite inférieure ?
M Moutaouakil : Oui, on a rien par rapport aux autres.
Wafaa : Leur retraite, ça reste le point où on se sent comme arnaqués !
Cette action en justice, c’est aussi pour que votre retraite soit réévaluée ?
Wafaa : Oui le préjudice qu’ils ont subit pendant toute leur carrière se répercute automatiquement sur leur retraite. Elle aurait dû être beaucoup plus conséquente.
Le procès aux prud’hommes a eu lieu en 2015, mais la procédure a commencé quand exactement ?
Wafaa : Le premier jugement a eu lieu en 2005 mais la procédure a commencé en 2000. C’est une action qui prend tellement de temps.
En septembre 2015, la SNCF a donc été condamnée et devait payer des dommages et intérêts à hauteur d’environ 200 000 € par personne (170 Millions). C’était un soulagement ?
M Moutaouakil : Ah oui, on était vraiment contents. On a crié « Vive la France, Vive la justice, Vive la République » !
Mme Moutaouakil : C’est lui qui avait fait le V de la victoire sur les photos, dans la presse.
Wafaa : Les journalistes ont beaucoup repris ça. C’est mon père qui, en sortant du tribunal, a fait ce signe de la main, le V de la victoire.
Quel a été le délai entre l’annonce du jugement et la décision de la SNCF de faire appel ?
Wafaa : Deux mois. Ils ont fait appel à la dernière minute, le dernier jour possible, dans la soirée. On pensait que l’on n’avait plus rien à craindre. On ne se doutait pas qu’ils auraient le culot de faire appel le dernier jour ! Ce soir là, en voyant cette information, “la SNCF fait appel”, je n’en revenais pas. Je suis allée dire à mon père que ce n’était pas terminé. Il ne comprenait pas. Je lui ai alors dit qu’ils venaient de faire appel.
M Moutaouakil : J’étais sous le choc.
Mme Moutaouakil : Je m’y attendais, moi .. Vu leur comportement pendant sa retraite, je m’attendais au pire venant d’eux.
Comment vous avez vécu cet appel ? Ce nouveau procès, avec leurs arguments?
M Moutaouakil : Les avocats de la SNCF ont raconté n’importe quoi. Nous faisons entièrement confiance au juge, et en notre avocate. La juge a l’air de vouloir faire aboutir cette histoire. Elle a indiqué qu’elle fera tout pour que le jugement soit rendu d’ici le 31 janvier 2018.
Wafaa : Les avocats de la SNCF ont avancé comme argument que les chibanis étaient illettrés, c’était donc pour ça qu’ils ne pouvaient pas prétendre à des évolutions, ou qu’ils n’avaient pas suffisamment de qualifications alors qu’ils ont tous été médaillés. Je me pose la question, pourquoi la SNCF a mis des gens soi disant illettrés à des postes dangereux, stratégiques pour la sécurité ? S’ils étaient illettrés, c’est la SNCF qui est en tort de les avoir mis à ces postes là, ils ont mis en danger leurs vies, et celles de milliers d’autres personnes qui passent dans les gares ou les trains. C’était juste pour les humilier une fois de plus, avec un argument de dernière minute, qu’ils n’avaient jamais avancé aux prud’hommes. Ils sont prêts à tout et en même temps, dans le plus grand des dénis. Une semaine après le jugement en appel, le président de la SNCF, Guillaume Pépy était sur BFMTV. Il n’a pas fait allusion à eux une seule fois. Sans eux, la SNCF n’en serait pas là aujourd’hui. Ils ont fait le travail que d’autres ne voulaient pas faire, et il y a beaucoup de gens qui l’oublient. C’est la SNCF qui sont venus les chercher pour les faire travailler et au final, il n’y a aucune reconnaissance, rien du tout. Même le journaliste en face n’a pas évoqué leur cas.
Ça sera le dernier recours possible ?
Wafaa : Non justement, ils peuvent encore faire appel. C’est pour ça que j’ai vraiment envie de faire bouger les choses, de faire connaitre cette affaire et l’histoire des hommes comme mon père. J’ai vraiment le sentiment que la SNCF fait tout pour étouffer l’affaire. Il y a encore énormément de gens qui ne connaissent pas l’histoire. Les plaignants ont tous 70 ans et plus, si on attend encore, ils ne verront jamais les résultats de la justice. Plusieurs sont déjà malheureusement décédés.
La crainte que vous avez aujourd’hui c’est que la SNCF cherche à gagner du temps et fasse traîner l’affaire, comme l’a fait le gouvernement français avec les anciens tirailleurs indigènes ?
Mme Moutaouakil : Oui c’est ça. Ils ne se doutent pas que même si les chibanis sont âgés maintenant, leurs enfants continueront à se battre. La nouvelle génération est différente. Nos enfants ne se tairont pas.
Wafaa : Nos pères réclament leurs droits dans le calme, en patientant. La SNCF les malmène, elle les a traités comme des moins que rien quand ils travaillaient. À l’age de la retraite, devant les tribunaux, elle continue à les traiter ainsi.
Wafaa, tu as lancé une pétition en ligne, peux tu nous en dire plus ?
J’ai d’abord voulu faire cette pétition pour que les gens soient au courant de cette affaire. La SNCF, c’est tout de même une entreprise qui représente l’Etat. C’est grave qu’elle n’assume pas les erreurs du passé, qu’elle n’essaye même pas de les réparer, au contraire. Il faut aussi savoir que la cause de cette situation c’est l’existence de la « clause de nationalité » . Comme dans de nombreuses sociétés françaises à l’époque, il y avait à la SNCF une préférence nationale. La RATP aussi avait cette clause, mais elle l’a supprimée depuis. C’est à cause de cette clause qu’ils n’ont jamais pu avoir le même poids que leur collègues français. Et nous, les chibanis, leurs enfants, on demande que cette clause soit supprimée. Ce n’est pas normal que la RATP, comme d’autres entreprises l’ait supprimée depuis longtemps, et qu’à la SNCF, elle existe encore. Si la SNCF continue cette préférence nationale, elle a tout intérêt à continuer à discriminer. Je ne trouve pas ça normal qu’en 2017, une personne fasse un travail et parce qu’elle n’a pas la nationalité française soit moins bien payée qu’un français. Ce n’est vraiment pas normal. Je vous invite vraiment à la signer et à la partager autour de vous.
Y avait-il beaucoup de journalistes présents lors de cet appel ?
Wafaa : Non pas cette fois. Au contraire lors de l’audience aux prud’hommes, il y avait une forte présence de journalistes, même marocains. Cette fois, à l’appel, il y en avait beaucoup moins.. Peut-être, parce que nous étions en période électorale. Il n’y a pas eu grand chose à la télévision non plus.
Et au Maroc, tu sais s’il y a eu une couverture médiatique particulière de ce dossier ?
Wafaa : Non, au Maroc, l’histoire est quasi inconnue. Il y a eu quelques reportages lors du procès aux prud’hommes, depuis rien.
Avez vous été en contact avec les autorités marocaines ?
M Moutaouakil : Non, rien. On a vraiment tout fait, tous seuls.
Wafaa : La première personne qui a rassemblé tous les plaignants et qui a fait le tour des gares, Ahmed Katim, a vraiment fait le gros du travail. C’est le président de l’association des cheminots marocains, il représente les chibanis et devant la justice c’est leur avocate Madame Clelie de Lesquen Jonas.
Que peut on vous souhaiter aujourd’hui ?
M Moutaouakil : Nous on veut déjà que tout le monde soit au courant de notre affaire, avec la SNCF. Pour le reste, c’est le travail de la justice, et nous avons confiance en la justice Française.
Wafaa : La justice leur a donné raison une première fois, il n’y a pas de raison que ça change.
Quelque chose à rajouter ?
Wafaa : Je voulais rajouter un propos de l’avocat général lors de cet appel : “Le ministère établit que des situations de discrimination pourront être retenues par votre cour. Les mesures de rattrapage exposées mardi matin par les avocats de la SNCF sonnent un peu comme l’aveu d’un traitement plus avantageux pour les salariés français”. Le Défenseur des droits, qui est le représentant de l’Etat, la plus haute autorité de lutte contre les discriminations en France a clairement dit que “ces chibanis avaient été victimes de ségrégation et de racisme”. Ce sont des termes très forts, rarement utilisés clairement.
C’est bon signe que de telles autorités reconnaissent ces termes, non ?
Wafaa : Oui c’est bon signe. Mais je m’attends à tout. Ça ne me choquerait même pas que la SNCF fasse à nouveau appel. Ils en ont la possibilité. C’est pour ça que je veux que cette histoire soit connue de tous. Peut-être qu’ainsi, ils auront la pression et ne feront pas appel. Il y a des gens qui travaillent pour la SNCF qui ne sont même pas au courant de cette histoire. Je parle régulièrement avec des personnes qui ignorent tout de ce dossier. Le but est vraiment que tout le monde prenne conscience de ce qui est arrivé aux chibanis. Même s’ils font encore appel, il faut qu’ils assument que les gens sont au courant de cette histoire. Lors de l’annonce du jugement aux prud’hommes, il y avait des journalistes de France 2 qui ont dit que si la SNCF faisait appel, ils devraient en assumer les conséquences. Ils mettaient en avant le fait que les plaignants étaient des personnes courageuses qui réclament leur dû, calmement. Ce sont des travailleurs, ils ont assumé leurs responsabilités jusqu’au bout, ils ont accepté les pires conditions de travail, sans jamais rien dire. Mon père, été comme hiver, travaillait en extérieur, et ce jusqu’à l’age de 57 ans, jusqu’à son malaise. Ils ont perdu leur santé, certains y ont perdu la vie, même. Certains viennent au tribunal en fauteuil roulant, ils sont usés. Au tribunal il n’y a pas assez de place pour eux tous. Certains restent debout alors qu’ils sont en age avancé. Ils restent debout à écouter les avocats de la SNCF les insulter, les traiter d’illettrés, de personnes sans qualifications. Mais ils restent dignes. La SNCF essaye de gagner du temps en espérant que les plaignants soient moins nombreux à chaque fois, mais nous n’abandonnerons pas.