Et si on parlait mode sur Dialna ? Mais pas n’importe quelle mode, celle qu’on ne voit pas dans les magazines classiques, celle qui est considérée parfois comme un danger par certains politiques, alors qu’elle représente tout simplement d’autres femmes. Nous vous proposons une rencontre avec Imaan, créatrice de la marque Gulshaan, adepte du « modest fashion » et de la mode éthique. Parler de mode, différemment, c’est ce que nous allons essayer de faire.
Imaan, raconte nous ton parcours avant de te lancer dans l’entrepreneuriat ?
J’ai un parcours assez atypique. Mon rêve d’enfant était de réaliser des documentaires, pour pouvoir dénoncer les injustices sociales. Malheureusement il n’y avait pas d’école de cinéma à ma portée financière. Je me suis lancée dans une filière qui s’appelle Arts du spectacle, avant de bifurquer vers la sociologie en me rendant compte que c’était l’aspect social plus que le cinéma qui m’intéressait dans le documentaire. J’ai ensuite continué mes études, en passant toujours deux ou trois diplômes en même temps : licence de sociologie, licence d’arabe, licence de langue ourdou (Pakistan), licence de langue pashto (Afghanistan), diplôme d’éducateur spécialisé (je me suis spécialisée dans l’accueil des populations migrantes), master de médiation et communication interculturelle, diplôme de stylisme-modélisme. J’ai également passé du temps au Pakistan, et professionnellement, j’ai travaillé dans l’accompagnement des migrants, notamment afghans et pakistanais puisque je parlais leur langue, à France Terre d’Asile puis la Croix Rouge, pour lesquels j’ai également été interprète.
Pourquoi avoir voulu lancer une marque de vêtements ?
Fin 2013, j’ai décidé d’arrêter la Croix Rouge, et de prendre le temps de me poser pour réfléchir à ce que je voulais faire, et à la façon dont je voulais agir. J’aimais énormément ce que je faisais, mais j’avais toujours ce sentiment d’inachevé, tellement nous nous sentions impuissants dans l’aide apportée aux migrants, cadrés par un système qui ne nous laissait que peu de marge de manœuvre et très peu de moyens. C’était assister à la détresse humaine jour après jour sans ne rien pouvoir faire de très concret. Je suis retournée au Pakistan. J’avais soif d’action sociale, et j’avais toujours été amoureuse des tissus pakistanais. On trouve là-bas une qualité de tissage des matières naturelles que je n’ai pas retrouvée ailleurs. Il y a aussi le fait que j’ai grandi et je me suis construite avec des discours féministes, et la cause des femmes a toujours sonné pour moi comme une mission. Au Pakistan, les femmes ne travaillent traditionnellement pas. Elles ont une place très importante dans la société et le groupe, qui n’est pas dans l’entreprise. Elles ne sont donc pas formées ni éduquées car pas destinées à travailler, et à l’inverse les entreprises ne les embauchent pas car elles ne sont pas formées. Seulement, il y a des situations comme le décès du mari, ou un divorce, avec tous les problèmes de déshonneur que cela entraîne, qui font que la seule façon de survivre est de travailler. Je suis tombée sur cet atelier qui employait des femmes en insertion dans ce genre de situations, et nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons mis un an environ à les former, et à établir un programme qui permettrait de les embaucher à l’année, contre une activité qui était plutôt saisonnière en fonction des sorties des collections de tissu.
D’où vient le nom GULSHAAN ?
La marque Gulshaan, première marque française de modest fashion éthique, a vu le jour début 2015. Gulshaan signifie jardin de rose. En langue ourdou, mais pas que, puisque le mot existe aussi en turc, en persan, en pashto, en bengali, etc. C’est un mot qui voyage, et la notion de migration était très importante pour moi. Ensuite, Gulshaan, c’est la poésie, puisque c’est un mot très utilisé dans la poésie persane et indienne, et c’est une autre notion que je voulais inscrire dans l’esprit de la marque.
Alors, justement, c’est quoi la “modest fashion” ?
Le terme est assez difficile à définir, car sa perception peut être quelque chose de complètement différent en fonction de la personne qui se l’approprie. Ce que je peux dire, c’est que le modest fashion est un mouvement international qui a pris par surprise la mode mainstream, en y introduisant de nouveaux codes. Dans notre société mondialisée et globale, la mode doit prendre en compte toutes les identités, y compris celles pour qui s’émanciper et s’affirmer en tant que femme ne signifie pas se conformer à des tendances de mode restrictives et contraignantes, qui imposent comme norme de porter des vêtements très courts ou très moulants. Je crois que nous avons dépassé ces combats, et que grâce aux luttes de celles qui nous ont précédées, nous avons gagné le droit de nous habiller comme nous le souhaitons, de la manière dont nous nous sentons bien, sans que cela ne soit une atteinte à qui que ce soit. Si le vêtement a pu être symbole de luttes politiques, il peut devenir avec apaisement, aujourd’hui, le prolongement de notre identité, celui qui nous révèle plus qu’il ne nous effacera dans un moule contraignant.
Le modest fashion pour moi, c’est un retour à une certaine authenticité, une simplicité qui permet à chaque femme, quelque soit son identité, d’être elle-même sans être mise dans des cases ou des catégories, j’y vois une certaine humilité. Je le vois comme une sorte de mouvement féministe qui nous permettrait de dépasser la réduction et l’objetisation de la femme, et qui lui permettrait d’être juste elle-même, sans que la société ne lui impose des codes, quels qu’ils soient. J’aime aussi la richesse du mouvement. Il ne rentre dans aucune case tant il est pluriel ! Peuvent se reconnaître en lui autant des musulmanes de pays aussi différents que la France ou la Malaisie, que des juives ou des chrétiennes, que des femmes sans religion qui ont juste envie de se sentir bien dans des vêtements qui leur ressemblent. C’est un incroyable mélange d’influences, de cultures, de convictions.
Enfin, le modest fashion n’est pas réservé aux femmes. Notre nouvelle génération de nomades et de startupeurs fait que de plus en plus, les hommes aussi gagnent le droit de s’habiller comme ils veulent, sans se soumettre aux codes restrictifs du monde du travail et de l’entreprise. Nous allons vers de nouvelles pratiques, plus libres, plus en accord avec l’identité de chacun. Nous travaillons d’ailleurs sur notre première collection homme.
Parle nous un peu de l’éthique que tu veux mettre au centre de ton projet ?
Je n’ai jamais aimé la mode. Je n’ai jamais aimé feuilleter les magazines de mode, que je voyais comme quelque chose de futile, dégradant et réducteur pour la femme. Mais j’aime ce que nous sommes en train de construire, et je me rends compte de plus en plus à quel point la mode peut être un vecteur de messages, une manière de changer les choses.
L’engagement éthique, c’est plusieurs choses : Tout d’abord, l’aspect social et l’empowerment féminin, car nous aidons des femmes en grande difficulté à s’émanciper au Pakistan. Ensuite, la promesse de n’utiliser que des fibres naturelles pour nos créations. Nous réduisons au maximum le nombre d’intermédiaires, et travaillons de manière vraiment artisanale, en réhabilitant le fait-main, avec des matières issues de l’agriculture locale, unies, imprimées, mélangeant les influences.
En plus de l’aspect social, le côté artisanal était très important pour moi, je voulais une autre mode, inclue dans le mouvement slow fashion (contre la fast fashion qui a fait des vêtements des objets de surconsommation presque jetables) et je crois sincèrement que le retour à la manière artisanale est l’une des solutions, tout d’abord pour contrer cette industrie de la mode complètement dénaturée par la production et la consommation de masse, qui font des victimes tous les jours, mais aussi pour réhabiliter des savoirs faire que nous risquons de perdre.
L’industrie de la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde. C’est aussi une industrie qui favorise l’exploitation de certaines populations, qui tue des gens. Mais la mode, c’est avant tout des objets utiles, les vêtements, dont on ne peut se passer. On n’arrêtera donc pas la mode, mais ce système infernal ne peut plus continuer, nous n’avons plus le choix. La donne a changé. Nous sommes dans un monde globalisé, et nous ne pouvons plus continuer à faire comme le si le clic que nous faisons pour commander un vêtement n’impactait pas à l’autre bout de la planète, ou même ici en France, car le made in France n’est pas une garantie des bonnes conditions de travail des ouvriers du textile. Nous devons poser des questions, et exiger des réponses et de la transparence de la part des marques. Pendant des années, on nous a fait oublier le vrai prix d’un vêtement avec des enseignes comme Primark, nous devons éduquer et rééduquer au prix respectueux, à la consommation responsable. Réapprendre notre rapport au vêtement, le choisir, en prendre soin, le garder, le réparer, le recycler.
Derrière les pièces Gulshaan, il y a du temps, des matières, des histoires, des vraies personnes. L’humain et la planète doivent être replacés au centre. Au mois de novembre, nous avons organisé une exposition photo. J’avais travaillé avec un photographe au Pakistan sur des portraits des femmes avec qui je travaille là-bas. Il était important pour moi de les mettre en lumière, de montrer les visages derrière les collections. La transparence est primordiale aujourd’hui.
Ta marque s’est déjà faite connaitre en Turquie, au Royaume Uni et dans pleins d’autres pays grâce à notamment la Modest Fashion Week. Qu’est ce qui a été marquant pour toi dans cette expérience ?
J’ai eu la chance de beaucoup voyager pendant ces deux premières années d’aventure Gulshaan, beaucoup en Angleterre, mais aussi notamment en Turquie et en Indonésie où nous avions été invités pour des événements. La première Modest Fashion Week internationale organisée à Istanbul a été extraordinaire. C’était une sorte de reconnaissance nécessaire pour une mode différente, des populations différentes qui ne se reconnaissaient pas dans une mode qu’on leur imposait. A chaque fois je me suis retrouvée dans un espèce de mélange de nationalités magnifique, dans lequel j’étais la seule marque française. Ce mélange d’influences a quelque chose de très fort. Je dirais aussi que voyager beaucoup et rencontrer d’autres personnes, avec des problématiques bien différentes des nôtres en France, m’ont donnée l’envie de me battre ici. Voir la France et Paris dans le regard des autres m’a rendue fière quelque part, et je me suis redit que non, je n’avais pas le droit de rien faire pour faire avancer les choses ici.
Un tel événement est il possible en France selon toi ?
Je pense que ce genre d’événements, tel qu’il a été organisé pour le moment à l’étranger, a ses limites. Il était nécessaire de le faire au début pour ouvrir les yeux du monde, mais l’entre-soi n’est pas une solution selon moi, et j’ai l’impression que c’est ce vers quoi tend la multiplication des Modest Fashion Week depuis Istanbul. On ne prouve rien à personne en ne montrant qu’à nous-mêmes de quoi nous sommes capables. Mais bien sûr quelque chose de beau est possible en France, quelque chose qui nous ressemble, adapté à nos cultures. D’ailleurs, j’ai du mal à me reconnaître dans le côté très business, glamour, people des événements en Angleterre. L’événement français devra venir de nous et refléter notre vision des choses.
Qui est ta clientèle ? Sais tu s’il y a un profil type ?
Nous n’avons pas de clientèle type, et je suis contente que la marque ait la capacité de rassembler des gens très différents autour de valeurs fortes et communes comme l’engagement pour les femmes, pour une autre mode, pour un autre mode de consommation, pour le vivre-ensemble. Celles qui se reconnaissent dans les créations Gulshaan sont souvent des femmes à l’âme voyageuse, qui se retrouvent dans des coupes et des influences un peu bohèmes, d’ici, d’ailleurs et de nulle part en même temps. J’aime bousculer les codes, brouiller les frontières, et créer des choses qui sont la somme d’identités multiples, comme chacune de nous finalement.
Quels sont tes souhaits de développement pour ta marque ?
Nous lançons notre première collection homme cette année. Je travaille également sur plusieurs projets en France dont je ne peux pas parler pour le moment, mais qui devraient être de très belles choses et continuer à faire bouger les lignes.
Au delà des collections, Gulshaan est une marque engagée. Nous avons commencé une série de conférences dans le but d’éveiller les consciences et de débattre ensemble d’une nouvelle mode, plus responsable. Je vois la mode comme un outil social et sociétal au service du vivre ensemble. C’était le thème de notre première conférence à la Bellevilloise à Paris il y a deux semaines, où je suis intervenue aux côtés de la sociologue Haifa Tlili, de l’activiste Quitterie de Villepin et du créateur engagé pour l’insertion en Seine Saint Denis, Jean-Luc François, dans le cadre de la Fashion Revolution Week, semaine de commémoration de la catastrophe du Rana Plaza en 2013 au Bangladesh, et de promotion de la mode éthique. Plus de 1300 personnes, dont beaucoup de femmes et quelques enfants, avaient trouvé la mort dans l’effondrement du Rana Plaza, bâtiment abritant plusieurs ateliers de fabrication textile. Cet événement avait éveillé les consciences et fait émergé le mouvement « fashion revolution », pour une mode plus responsable, humaine et respectueuse.
Pour finir sur une note plus légère, dis nous quels sont tes coups de coeur du moment ?
Tu m’as fait découvrir le Ibrik Café près de Saint Lazare, que je recommande vivement pour leur accueil et leurs valeurs, ainsi que pour l’originalité du lieu, tout en simplicité.
Il faut absolument que je trouve le temps d’aller voir trois expos que je ne veux pas manquer : les bijoux de l’exposition «L’âge d’or des Moghols et des Maharajahs » au Grand Palais, où sont exposés notamment des bijoux ayant appartenu aux grands empereurs de l’Inde Moghole, dont Shah Jahan. Ensuite, «Doisneau, les années Vogue» à Versailles, qui met en lumière des clichés du célèbre photographe pour le magazine entre 1949 et 1952. Et enfin l’exposition photo du National Geographic au Muséum National d’Histoire Naturelle (en ce moment, les parisiens expérimentent la sensation surréaliste de croiser au détour d’un couloir les yeux verts perçants de Sharbat Gula, la jeune afghane immortalisée dans les années 80 par Steve McCurry pour le National Geographic, devenue l’icône du peuple pashtoune).
Pour ce qui est de la lecture, je lis en ce moment «L’Equilibre du monde» de Rohinton Mistry, présenté comme le grand roman de l’Inde contemporaine.
Vous pouvez retrouver l’univers Gulshaan, ainsi que leurs collections sur leur site : Gulshaan.com, ainsi que leur page Facebook, et le compte Instagram !