Sabrina Kassa, journaliste à Médiapart vient tout juste de sortir son premier roman, Magic Bab El Oued aux éditions Emmanuelle Collas. Sous couvert d’enquête, la romancière aborde avec beaucoup de tendresse et d’humour, la question de l’identité chez cette jeunesse des deux côtés de la Méditerranée, en France et en Algérie.
Anissa, la trentaine, est française d’origine algérienne. Parfait archétype de ce qu’on a appelé « l’intégration à la Française », elle est pourtant sans cesse renvoyée à cette assignation identitaire. Anissa ignore tout de l’histoire de ses parents, qui n’ont jamais été très bavards. En désaccord profond avec sa mère, elle se met en tête que son père devait être Harki après avoir trouvé une photo d’un soldat français dans ses vieilles affaires. Elle décide alors de se rendre en Algérie, officiellement pour poursuivre ses travaux de recherche sur les Chibanis (appelés les « Chats bannis » par l’auteure), officieusement pour enquêter sur son père. Sur place, elle fait la connaissance de son oncle, et de ses cousines et cousins, notamment le mélancolique Chems, enfant né du viol de sa mère par un tirailleur sénégalais, vrai sosie algérien de Barack Obama qui s’ignore. Sa ressemblance avec l’ancien président sera au cœur de cette intrigue.
Pour son premier roman, la journaliste originaire de Grenoble pose le décor de son intrigue à Alger, plus particulièrement dans ce quartier populaire de Bab El Oued. La quête d’identité est au coeur des interrogations d’Anissa. Comme certains binationaux en France, elle est déconnectée de son histoire familiale et de ses racines. L’une des forces de ce roman, c’est justement de montrer ces questionnements de l’autre côté de la Méditerranée. L’histoire entrelacée de ces deux nations renferme les non dits, les secrets familiaux. Sabrina Kassa célèbre ces aspects cachés des récits nationaux, ici ou là-bas.
La journaliste de 47 ans n’en est cependant pas à son premier ouvrage. En 2014, elle publie un ouvrage d’entretiens, Nos ancêtres les Chibanis, où elle est allée à la rencontres d’immigrés algériens, hommes et femmes, pour les laisser raconter leur histoire. Après de nombreux reportages et entretiens, elle s’est attelée à l’écriture de cet ouvrage. « Ce livre, c’était pour moi, une envie personnelle de comprendre l’immigration algérienne qui a été très caricaturée. On voit souvent les Chibanis comme des gens qui ont subi, qui rasent les murs, alors que ce n’était pas du tout mon regard sur eux, ni sur ma famille. J’avais besoin de replacer mon histoire dans l’immigration algérienne, de faire ce lien avec cette histoire et et ce peuple, car je ne suis pas moi-même fille d’ouvrier, et je n’ai pas grandi dans un quartier populaire. », raconte Sabrina Kassa.
En effet, Sabrina Kassa grandit dans le centre ville « assez métissé » de Grenoble, et est « la numéro 6 » de sa fratrie, la seule à être née en France. Elle explique ne pas avoir ressenti de vrai racisme là-bas, en raison de cette mixité : « Ma différence n’y était pas très pesante à porter. ». La jeune femme entame des études en Économie Politique : « Ma grande question était de savoir comment on fait une révolution ? (rires) je ne suis pas sure d’avoir trouvé une réponse ! Il y avait quand même déjà un lien avec l’Algérie. » Elle vient à Paris pour travailler dans une ONG. C’est quand elle décide de se lancer dans le journalisme que Sabrina Kassa constate petit à petit que sa différence prend de l’importance aux yeux des autres : « Même si ce n’était que des violences symboliques, une fois cumulées, répétées, elles deviennent plus graves. Et puis les questions identitaires sont devenues plus présentes à cette époque, au début des années 2000. J’ai bien senti la différence après 2001. Tout le monde nous posait des questions sur l’Islam, le Moyent-Orient ou les banlieues, et supposait qu’on en était spécialistes. Non, Oussama Ben Laden n’est pas mon cousin. », détaille-t-elle.
Que ce soit avec ses travaux sur les Chibanis ou sur le 17 octobre 1961, Sabrina Kassa a pour but de relater la parole de ceux qui ont vécu ces événements, ceux dont on parle sans les entendre : « On a vite fait de se passer de leur histoire, de leur parole. On a des historiens, des acteurs associatifs qui parlent, et c’est assez frustrant. Ce travail a été pour moi très important, ça m’a permis de comprendre les véritables enjeux auxquels ils ont été confrontés. Il s’agissait aussi pour moi de replacer mon histoire familiale dans l’immigration algérienne en général, et faire un bilan post indépendance. On a eu cette révolution, cette indépendance, et on est encore là avec les Français, étant nous-mêmes français ! »
Alors forcément, dans Magic Bab El Oued, on retrouve des Chibanis. Le directeur de thèse d’Anissa lui impose ce sujet, comme une évidence au vu de ses origines. Une présence en clin d’oeil pour la romancière : « Les Chibanis sont arrivés dans un second temps dans le roman. C’est d’ailleurs mon fils qui m’a dit qu’il fallait absolument que j’en parle ! »
Il y a une espèce d’auto-dérision très présente, et c’est vraiment un trait de caractère typiquement algérien. C’est un désespoir qui éclate de rire.
Sabrina Kassa
Après la guerre civile en Algérie, Sabrina Kassa y retourne pour des reportages sur les vagues de retour de franco-algériens. Contrairement à son personnage Anissa, elle connait bien son pays d’origine, depuis l’enfance. L’idée de ce roman est née lors de ces voyages, en 2006/2007. Elle raconte : « J’ai expérimenté Alger d’une manière très surprenante. J’y ai fait pleins de belles rencontres avec cette jeunesse désespérée, avec pleins d’artistes inspirés. Devant le bastion 23, j’y ai rencontré un jeune homme qui ne s’appelait pas Chems et qui n’était pas noir. Il nous a fait une visite du lieu, pendant une heure. J’avais trouvé le décor et un peu le personnage. » Le Bastion 23, ou Palais des Raïs est un lieu mythique d’Alger, et joue un rôle à part entière dans le roman. De retour à Paris, elle tombe sur un article de Libération, intitulé « Obama, certifié américain », dans lequel on apprend que le président Barack Obama a été obligé de fournir un extrait d’acte de naissance pour prouver sa nationalité américaine. « C’était Donald Trump, que je ne connaissais pas qui alimentait cette polémique depuis l’élection d’Obama. Je me suis dit même lui est obligé de se justifier. Et on était en plein Obamania à ce moment. Si nos images sont si fragiles, elles peuvent s’écrouler comme elles peuvent se relever. Je me suis donc amusée avec cette idée pour le roman. Comment ce personnage peut fonctionner comme ça ? J’ai construit autour de ça, comme un défi à moi-même », révèle-t-elle.
Mais dans ce roman on y parle surtout de la honte d’avoir un père harki, et de la rupture familiale qui peut en découler, de négrophobie en Algérie, de viol pendant la guerre, et de secrets familiaux. Autant de sujets risqués qui sont traités ici avec beaucoup de tendresse et d’humanité. L’expérience journalistique de Sabrina Kassa lui fait aborder ces sujets parfois tabous sans tomber dans le sensationnel. Mais l’écriture de fiction lui a réservé quelques surprises : « L’aspect comique de l’histoire me venait tout seul. C’est aussi la magie de l’écriture. Il y a une espèce d’auto-dérision très présente, et c’est vraiment un trait de caractère typiquement algérien. C’est un désespoir qui éclate de rire. », commente-elle. Un humour que l’on retrouve chez Fellag dont elle s’est toujours beaucoup inspirée.
L’écriture du roman a également été une libération pour la journaliste. Elle développe : « Quand on écrit dans des médias français, il y a toujours une démonstration à faire, un sous texte qui tend à justifier son propos. On doit toujours combattre les clichés, les préjugés. J’avais envie de me libérer de ça et de faire vivre des personnages complexes. Les Chibanis de mon livre n’ont pas forcement besoin d’être sympathiques ou accueillants. Ce sont des êtres humains dans leur complexité ou leur fragilité. Il fallait leur redonner de l’humanité, du relief. Nous ne sommes pas les porte-paroles de qui que ce soit. Nous n’avons pas à nous justifier en permanence du racisme. »
La genèse du roman, c’est ce qui correspond au chapitre de « Chems B23 ». Sabrina Kassa a d’abord écrit l’histoire de Chems, son attachement à ce lieu, son désespoir, avant de créer son alter égo, Anissa. « Une amie m’a conseillé de créer ce personnage qui venait de France, pour qu’on puisse découvrir l’Algérie avec un regard extérieur, et neuf. Anissa n’y a jamais mis les pieds, elle ne connait pas les codes. et pour un lecteur qui connait l’Algérie sans vraiment la connaitre, c’est plus simple. Ça permet de s’identifier plus facilement. », détaille-t-elle. Chems et Anissa sont alors construits en miroir. Elle révèle alors : « Elle, fille d’Algérien en France, lui, Noir en Algérie. Ils sont tous les deux porteurs d’un stigmate, d’un tabou de l’histoire franco-algérienne. Du coup, ils sont un peu hors sol. Ce dyptique m’est apparu tardivement et m’a fascinée. » Après avoir écrit sur Chems d’abord, puis sur Anissa, la romancière s’est amusée à dérouler le fil de l’intrigue en mélangeant les point de vue des personnages, d’abord principaux, puis secondaires, comme la cousine Samira, demi-soeur de Chems.
On pouvait avoir l’impression que c’était le chaos, que les gens s’entretuaient, là, on constate qu’il y a beaucoup d’amour. Ça va à l’encontre des clichés qu’on avait tous sur l’Algérie.
Sabrina Kassa
La journaliste qui voulait comprendre comment faire une révolution est ravie de voir la vague de manifestations partout en Algérie. « Je ressens une immense joie, avec beaucoup d’inquiétude. Même dans mes rêves les plus fous, je n’imaginais pas cela. On a l’impression que la situation était complètement bloquée, et puis c’est arrivé. Les Algériens sont imprévisibles. Il y a un nouveau chapitre qui s’ouvre. Il y a tout ce potentiel, toute cette fraicheur. les forces contraires sont bien la et elles ne vont pas se laisser faire. » Selon elle, c’est aussi une bonne nouvelle pour les binationaux : « On portait cette identité de manière compliquée parfois. et c’est d’autant plus difficile qu’on ne connait pas vraiment l’Algérie. Se construire à travers le regard qu’a la France sur l’Algérie, ce n’est jamais facile. Là, il y a beaucoup de fierté, je regarde goulûment ce qui se passe la bas. Je passe ma vie sur Facebook pour voir les vidéos de manifestations. C’est très joyeux, il y a une esthétique incroyable, ainsi qu’une maitrise de ce soulèvement qui est impressionnant. On pouvait avoir l’impression que c’était le chaos, que les gens s’entretuaient, là, on constate qu’il y a beaucoup d’amour. Ça va à l’encontre des clichés qu’on avait tous sur l’Algérie. Pour ce qui est est des Franco-Algériens, on est des traits d’union, on a ce rôle a jouer. on peut aider à faire passer le message, à comprendre ce qui se passe. On est des relais. Selon ce qui adviendra, peut-être serons nous amenés à réinvestir ce pays autrement, en tant que diaspora. Je rêve de pouvoir aller faire des ateliers d’écriture là-bas, d’ici quelques temps, partager mon expérience journalistique, que les choses soient plus fluides. »
En attendant, Sabrina Kassa fréquente les cafés littéraires Work in progress, au restaurant Pitch me, dans le 20ème arrondissement de Paris, animés par l’auteur et réalisateur Karim Miské et une journaliste de RFI, Sonia Rolley. Un lundi sur deux, quatre auteurs viennent lire leurs textes en cours. « Ces endroits, comme le Pitch Me ou La Colonie sont des lieux qui me nourrissent beaucoup », explique-t-elle. « On y parle de sujets importants qui aide à déconstruire des problématiques importantes. »
En littérature contemporaine, Sabrina Kassa avoue être une inconditionnelle des romans de l’anglo-pakistanais Hanif Kureishi, notamment Le Bouddha de banlieue, et a été agréablement surprise par l’ouvrage Autopsie de Mehdi Meklat : « Ce livre, très bien écrit m’a assez bluffée. L’analyse de son parcours est très forte, j’y ai appris plein de choses sur ces jeunes qui se construisent avec les réseaux sociaux. Et en même temps, il y a des problématiques qui sont anciennes, celle de la légitimité, comment on tient debout quand on se sent illégitime, comment ça rend fou aussi. C’est fascinant. »
Comment tenir debout, c’est une des questions que se posent régulièrement les personnages de Magic Bab El Oued. Le roman parle du poids des secrets et silences, du manque de confiance que les secrets familiaux engendrent. Le temps qui passe ne cicatrise pas forcément les blessures, et c’est la quête intérieure autant que le voyage qui aide les protagonistes à comprendre, se découvrir et se construire. Le sérieux des situations se mêle à la légèreté des dialogues et échanges. Sabrina Kassa redonne de l’humanité à ces histoires, ces parcours, et ce, jusqu’à la dernière ligne du roman.
Magic Bab el-Oued
Editions Emmanuelle Collas
15 €
[…] Chez Dialna, on aime les badass algériennes, C’est le cas de Raja Meziane, qui rappe, parle, crie et chante avec son morceau Allô le système ! Dans le clip, on la voit en train de téléphoner au système politique algérien, pour l’insulter et lui dire ses 4 vérités, le tout monté avec des images de manifestations. Le morceau reste dans la tête, car c’est un cri du coeur d’une jeune femme qui en a marre d’être exploitée comme son pays et qui veut la démocratie comme son pays… L’heure du mutisme est terminée ! Peuple algérien, vous avez forcé le respect du monde entier avec cette révolte pacifiste. Cette femme raconte très bien ce moment historique. Une belle manière d’illustrer Magic Bab El Oued. […]