Le rappeur Rocé revient avec un double album, Par les damné.e.s de la Terre, qu’il a produit et conçu comme une recherche artistique et historique de la contestation. L’album est sorti depuis le 2 novembre 2018, l’occasion pour Rocé de revenir sur la démarche derrière ce nouveau projet.
Mêler musique, histoire et luttes révolutionnaires, voilà le pari audacieux de Rocé, rappeur français à la carrière aussi riche que le sont ses textes. Par les damné.e.s de la Terre, sorti début novembre est un double CD de 27 pistes, toutes en français, rendant hommages aux luttes décoloniales, et ouvrières des années 70 et 80. Édité sur son label Hors cadres, cet album est bien plus qu’une compilation de vieux morceaux venus d’Afrique ou d’Asie. Le projet se veut une collaboration avec deux historiens, Amzat Boukhari-Yabara et Naïma Yahi, tous deux spécialistes de l’Afrique et du Maghreb. L’album, accompagné d’un livret rédigé par les deux historiens, explique en détails ce patrimoine musical, comme une mémoire à réhabiliter. Entre enquêtes historiques et recherches musicales durant de longues années, Rocé nous offre enfin Par les damné.e.s de la Terre, au titre inspiré par Frantz Fanon. Une rencontre Dialna.
Comment t’es venue l’idée de ce projet que tu mènes depuis de longues années ? C’était une démarche historique ou artistique ? Un besoin de combler des trous dans ton histoire, ou une curiosité artistique de ta part ?
Rocé : C’était d’abord artistique. Je voulais trouver des morceaux qui tapent. C’était l’idée de base. Je ressentais un manque dans le paysage musical. La pop, l’électro et le rock ont un peu déserté l’engagement et la langue française. Du coup avec le rap, on se sent un peu seul, même si on est comblé. Mes inspirations viennent de partout, même de la littérature, ou d’autres domaines. Mais pour la musique, c’est bien dommage de se retrouver un peu seul dans cet art ingrat qui mêle le terter, le sale, l’engagement. On met les mains dans le cambouis, comme si c’était fait pour nous, parce que c’est dégradant. J’ai donc voulu gratter un peu le passé pour comprendre, savoir s’il n’y avait pas eu autre chose. J‘ai voulu aller chercher chez les aînés des exemples de « guerriers de l’art », nos Last Poets à nous.
Comment as-tu commencé tes recherches ?
Rocé : Un ami disquaire m’a fait écouter quelques morceaux, comme un de Colette Magny, où elle clamait son propos. Elle ne le chantait pas. Elle clame son morceau sur une grosse contrebasse, une batterie. C’est une espèce de manifestation, elle crie sur les gens. Le morceau est assez violent, virulent, mais il est super cool pour moi. L’autre morceau c’était celui d’Alfred Panou avec l’orchestre Art Ensemble of Chicago, qui s’appelle Je suis un sauvage. Lui aussi clame le morceau, avec derrière un orchestre de jazz. Avec ces deux morceaux, on s’est dit que s’il y en a deux, il y peut en avoir plus que ça, et il y a peut-être moyen de faire un beau projet. J’ai eu ce début de réflexion, il y a bien 10 ans. Ça a mis du temps à maturer. Et puis, je n’avais pas de structure comme aujourd’hui pour me lancer. Il y avait peut-être une mixtape à faire, mais ça n’allait pas plus loin ! Petit à petit avec le temps, l’idée s’est consolidée.
On a beaucoup de jazz, de spoken word sur cet album. Aujourd’hui le jazz est considéré comme un genre élitiste. On a du mal à imaginer que des personnes issues du milieu ouvrier, des personnes immigrées aient pu aller vers cet art là. Tu avais quel rapport à cela ?
Rocé : C‘est une bonne question, c’est très vrai. Moi même j’avais ce stéréotype sur le jazz. J’ai 40 ans aujourd’hui, avec une espèce de casquette de rappeur engagé, et conscient, que le public m’a mis sur la tête. Mais si tu me demandais, il y a 20 ans de te parler de musique engagée, autre que le rap, je t’aurais envoyé balader Si c’est pour finir avec les Choeurs de l’Armée Rouge ou Manu Chao, ou un truc guitare/voix avec le bras levé, ça me fait chier, c’est pas pour moi ! Et le jazz, ne serait ce que le mot, ça t’ennuie, tu te dis c’est pour les bobos de Saint Germain des près, t’as pas envie d’y aller. Et puis, j’ai vécu une anecdote avec Archie Shepp, une des légendes encore vivantes du free jazz. Ce musicien joue souvent dans des endroits assez huppés, avec un public de riches qui dégustent la musique. Je faisais des ateliers dans un quartier de Marseille et lui est venu jouer pour la dernière représentation avec de jeunes rappeurs et moi-même. Il y avait tellement de paternalisme et de condescendance de la part des organisateurs qui passaient leur temps à leur dire « Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez de jouer avec Archie Shepp. » Lui, à un moment, prend le micro et il dit « Arrêtez ça tout de suite. Là, je peux enfin retrouver mon public ». Pour lui, le jazz vient de là, des quartiers populaires, il a commencé dans les ghettos, il a été la BO des Black Panthers. Ensuite, ça s’est institutionnalisé. Les gens ne se rendaient pas compte à quel point ça lui faisait plaisir de retrouver son public. Donc, oui, à l’époque, il y avait quelque chose de tout à fait naturel d’utiliser le jazz pour parler à des prolétaires, des déracinés, et ça s’est perdu. Les Afro-américains cherchaient l’Afrique à travers leur jazz. L’Afrique, nous on l’a. En France, le lien est beaucoup plus direct. On a eu Alfred Panou, un béninois qui vit en France, qui joue avec l’Art Ensemble of Chicago, chacun fait un pas l’un vers l’autre. C’est ça aussi qui est intéressant.
Histoire révolutionnaire et ouvrière
Après cette recherche qui était purement artistique et musicale, comment as-tu pensé à intégrer des historiens, et à avoir une vision plus globale de l’histoire de ces pays et de nos ascendants ?
Rocé : C’était à un moment où je me rendais compte que je ne comprenais pas certains morceaux, que d’autres portaient des choses que je ne pouvais expliquer aussi bien que je le voulais. Grâce à des historiens, je pouvais mieux les comprendre, et ça apportait du contenu. Et puis, le fait de collaborer avec eux, ça racontait le projet. Quand les gens voient qu’il y a une collaboration avec des historiens ils le comprennent tout de suite. J’ai donc contacté Amzat Boukhari-Yabara et Naïma Yahi, deux spécialistes de ces questions. C‘est comme des featurings en fait. Quand en 2006, j’ai eu envie d’inviter Archie Shepp sur mon album, c’était parce que plutôt que d’expliquer l’album, je voulais dire que moi, qui fais du rap, je suis aussi passionné par d’autres musiques. Un tel featuring explique le projet avant même d’écouter le morceau. Là, c’était pareil avec ces historiens. Voilà, tout de suite on comprend ce que j’ai voulu faire.
La phase de travail des historiens s’est fait après ton choix définitif ? Ou ils ont travaillé sur des œuvres qui n’allaient peut-être pas être gardées ?
Rocé : Il y a eu deux ou trois changements d’avis, mais ils ont commencé à travailler pendant qu’on préparait le contenu et la sélection.
Je voulais écouter des choses en français qui ne sont pas du rap, mais qui en même temps ont les tripes du rap.
Rocé
L’une des caractéristiques du projet et contraintes que tu t’es mises, c’est de recenser uniquement des morceaux en français, et pas dans la langue d’origine. Il y a un un parallèle avec l’ouvrage de Kaoutar Harchi « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », sur la réappropriation de la langue française. Cette utilisation du français, c’était comme une revanche sur la langue du colonisateur, ou c’était tout simplement quelque chose de très pragmatique ?
Rocé : À la base, oui c’était très pragmatique, clairement. Je fais du rap français, et je voulais trouver des morceaux qui tapent en français. C’est parti d’un instinct. Je voulais écouter des choses en français qui ne sont pas du rap, mais qui en même temps ont les tripes du rap. Je me suis mis à écouter Renaud, Brassens, Barbara, Serge Reggiani. J’y ai trouvé plein de choses, c’est très complet et sublime, mais ce que je cherchais c’était aussi le déracinement. Je savais que ça pouvait exister quelque part, ailleurs que dans le rap. Je voulais que ça soit en français parce que c’est ça qui me manque. Je voulais me nourrir encore de choses en français, j’avais faim de ça.
En préparant ce projet, j’essayais de lui trouver un nom. Pendant un moment ça s’est appelé « musiques francophones ». Ça a provoqué de nombreux débats : « Pourquoi francophone ? », « qu’est-ce que ça veut dire? ». J’ai compris alors que l’idée n’était pas de défendre la francophonie. Quelle est cette institution qui prolonge un fait colonial par le soft power qu’elle y met ? J’ai donc commencé à politiser le projet, en fonction du nom que j’allais lui donner. Il allait aborder aussi cette histoire de hiérarchisation entre français et francophones, et là on rejoint ces concepts qu’a très bien définis Kaoutar Harchi dans son livre. Je l’ai même rencontrée pour en parler avec elle. Ce qu’elle dit en littérature, on peut le voir avec la musique. De la musique française va s’appeler de la world music parce qu’elle n’est pas fait sur le territoire français, ou hexagonal. Ça devient une musique de citoyens de bas étage, qui n’aura pas ses papiers ! Elle sera constamment dans l’altérité alors que ce sont des morceaux de qualité, j’en suis convaincu. Cette inégalité de traitement c’est ce qui m’a fait enlever le mot « francophone » du titre et m’a fait essayer de comprendre quelle direction prendre.
Dans la présentation du livret, tu dis « La langue française réunit des régions du monde qui portent des fardeaux communs ». C’était ça finalement, que tu voulais mettre en avant par rapport à la langue ?
Rocé : Ce n’était pas forcément celui des musiques hiérarchisées, comme fardeau commun. C‘était le fait que ce soit une musique qui était faite par des gens, qui eux, étaient hiérarchisés. C‘est vrai que tout ça se rejoint en réalité, c’est à dire que le traitement de cette littérature, cette musique, c’est le traitement qu’on réserve aux gens qui la font, au final. On le retrouve aussi dans une certaine ingérence, la manière dont ces musiques sont mises en vente, à disposition. Ce sont les grosses majors en Europe qui vont réfléchir à comment industrialiser ces musiques, alors que le marché part de ces pays-là. C’est assez intéressant à analyser comme rapport. On est en train de lancer des réflexions qui vont être assez intéressantes pour les années à venir.
Ce projet est marqué dans le temps. Il y a une période bien définie, 1969/1988. Tu as voulu y mêler les luttes ouvrières aux luttes d’indépendances, décoloniales. Comment tu as articulé tout ça ? Et quels étaient les publics de ses oeuvres musicales à leurs sorties ?
Rocé : Ce qui est assez intéressant avec les publics, c’est que c’était assez varié. Quand on prend l’exemple du Groupement Culturel Renault, ils ont fait ce morceau parce qu’il y avait une grève, et qu’il fallait l’expliquer. C’est un morceau qui va parler des cadences dans le monde du travail, mais on ne sait pas vraiment à qui il s’adresse. Ils l’ont fait comme un tract. Ils veulent adresser au plus grand nombre, et on ne sait pas où ça va au final. Ça ne s’adresse pas à un public en particulier, ils vendaient ça comme ils pouvaient. Des gens comme Slimane Azem ou Salah Sadaoui avaient déjà leur public qui leur ressemblait, c’est à dire des exilés qui vivaient en France à l’époque de la guerre d’Algérie et qui se retrouvaient aussi dans cette nostalgie de l’Algérie, avec des codes communs. Mano Charlemagne, lui, il était à Haïti, et parle aux Haïtiens. En vrai, il parle à tout le monde mais en tout cas sa réception, elle est à Haïti, et peut-être un peu aux États-Unis aussi, avec toute la diaspora haïtienne. Pierre Akendengué, il est connu en France mais il est surtout très connu au Gabon. Chacun avait sa communauté, ça dépendait des artistes. Quand j’ai fait ce projet, je ne cherchais pas à mettre le morceau rare à tout prix. Si j’avais trouvé un morceau de Johnny Hallyday qui correspondait, je l’aurais mis sans aucun problème ! Johnny Hallyday, il aurait parlé à tout le monde ! Ce sont des sociologies différentes en fonction de chaque morceau, et je ne suis pas sûr qu’ils aient une ligne directrice.
Sélection des titres
Comment se sont passées tes recherches à partir du moment où tu avais un peu ciblé ton projet ? Comment as-tu sélectionné les morceaux ?
Rocé : Après les découvertes dont je te parlais grâce à mon ami disquaire, un autre m’a fait écouter le morceau de Lena Lesca, Aux tortionnaires. Ensuite, le bouche à oreille a très bien fonctionné. Les gens dans le milieu se disaient : « Dès qu’on a un truc chiant, on l’appelle, ça sera parfait pour lui! » J‘étais le seul à rechercher ce genre de trucs en fait. J’ai beaucoup utilisé Internet également. Il y a des plateformes, du genre « Le bon coin du disque », où je passais des nuits, des journées entières à faire des recherches en tapant des mots clés. Parfois, il a fallu se cultiver, enquêter, pour en apprendre plus. Par exemple, le morceau Les colombes de la révolution, qui pour le coup, n’est pas un disque mais une bande retrouvée, il a fallu que je comprenne qu’au Burkina Faso, quand Thomas Sankara faisait des discours, il y avait toujours un ou deux groupes qui chantaient après lui. Là, on est en 1985, le vinyle commence à disparaitre, on est entre la cassette et le CD. J’entends donc parler de ces groupes, je cherche. J’apprends qu’ils ont été formés par Abdoulaye Cissé. Je découvre qu’il faisait de la musique en français. J’essaye de comprendre. Je me dis qu’il reste peut-être encore quelque chose. Je recherche donc Abdoulaye Cissé qui est encore en vie. J’ai mené mon enquête à partir d’un documentaire que j’ai vu, et j’ai remonté l’histoire. Le morceau Les colombes de la révolution est un hommage au journaliste Mohammed Maïga, journaliste et proche de Thomas Sankara, qui a été assassiné en début d’année 1984. Sa propre fille, la comédienne Aïssa Maïga, ignorait l’existence de cette chanson, ça a été un vrai choc pour elle de la découvrir.
Il y a eu d’autres histoires, enquêtes, pour retrouver tel artiste, puis tel label. Le problème majeur était la difficulté de trouver un représentant pour les « collectifs » ou « groupements », tu ne sais pas qui est derrière, pour les droits c’est compliqué.
Pour le Vietnam, par exemple, je n’ai pas trouvé de morceaux, j’ai donc mis des interludes. Pour cela, j’ai beaucoup lu, regardé beaucoup de documentaires sur le poids de la francophonie au Vietnam. Je me suis demandé quelle époque et quel chemin prendre pour trouver des morceaux, et aussi y avait-il un chemin à prendre pour ça ? J’ai eu la même démarche pour le Maroc, pour qui je n’ai pas trouvé de morceau. J’ai demandé à des amis originaires de ces pays, la première réaction c’était « chez moi, tu ne trouveras rien », ou très peu. Parce que tout le monde part du même principe, pourquoi les artistes vont faire un truc dans la langue de l’élite ? Ce que je cherche est compliqué à trouver mais je sais que ça peut exister. Quand je demande aux gens, ils ne vont pas s’investir dans une réflexion qu’est la mienne pour trouver une exception. Quelle que soit l’archive, vinyle, VHS, je m’en fous au final. En cherchant un morceau marocain, un ami tchadien a demandé à son père, qui lui a répondu : « S’il cherche le Maroc, il faut qu’il aille du côté du Congo, qu’il cherche Franklin Boukaka et son morceau Les immortels en hommage à Mehdi Ben Barka ». J’ai failli le mettre, mais par manque de place, j’ai dû y renoncer. J‘ai fini par trouver des trucs que je n’ai pas mis, mais c’était passionnant comme recherche.
Alors justement, comment tu as fait pour réunir ces 27 titres ? Et pourquoi 27 ?
Rocé : Parce qu’un CD ne dure que 80 minutes, et qu’on est à 79 et des poussières. C’était un casse-tête, et on a essayé de faire un truc compliqué. En fait c’était simple, mais pour nous, c’était compliqué de faire simple ! Tu as une durée de 80 minutes sur un CD, mais sur un vinyle, il faut à peu près 20 minutes par face, pour faire les 80 minutes. Tu dois choisir à quel moment tu vas mettre les interludes, les morceaux, comment structurer tout ça, voilà en quoi c’est un casse-tête. C’est comme ça, que certains morceaux sont partis à la faveur d’autres. Il y avait aussi cette histoire de pays. Parfois on aimait des chansons, mais on en avait déjà trop sur la France, alors on mettait un morceau sur le Cameroun, par exemple. C’est comme ça que s’est construit l’album, à la fin on est rentrés dans des considérations de quotas, pour être cohérent. Il a fallu faire un choix.
En partant d’une démarche artistique très simple, j’ai fini par mettre des mots sur des manques.
Rocé
Penses-tu qu’on puisse faire le parallèle entre la difficulté à trouver ces morceaux et la difficulté pour nos parents, grand-parents de raconter leurs passés ? Ça crée un manque et une perte d’identité aussi pour nous, t’es-tu dit que c’était aussi une démarche qui allait aussi dans ce sens-là ?
Rocé : Oui, au final, tout à fait. Mais au début je n’y pensais pas, j’étais très terre-à-terre. Mais, plus le projet avançait, plus je comprenais qu’il pouvait répondre à pleins de besoins différents. En partant d’une démarche artistique très simple, j’ai fini par mettre des mots sur des manques. Aujourd’hui, je peux en parler, en donnant tous les arguments de vente du projet ! Mais je n’avais pas tout ça en tête avant de le faire. C’est vrai que ce sont des questions que je me suis posé. Pourquoi nos parents ne parlent pas de ça ? Déjà, parce qu’ils nous ont élevés dans une société qu’ils considèrent meilleure que celle dans laquelle ils ont vécu. C’était impensable pour eux de nous faire vivre les douleurs qu’ils ont vécues en nous les racontant. C’était une manière de nous protéger et aussi de favoriser notre intégration. Mais ils étaient à mille lieux de s’imaginer notre époque aujourd’hui. Et quand bien même, je ne pense pas qu’ils auraient pour autant partagé plus de choses. Tu ne prolonges pas tes combats sur tes enfants. Eux ont vécu une époque tiers-mondiste, communiste, de décolonisation, etc.. On m’a demandé comment je ferais si je devais faire ce projet mais avec des morceaux actuels. La différence, c’est que là, c’était par les damnés de la terre communiste, et qu’aujourd’hui, ça serait par les damnés de la terre capitaliste. Le modèle n’est plus le même. Refaire cela sans les fraternités, c’est quand même autre chose.
Ce qui est intéressant dans ce titre, « Par les damné.e.s de la terre », c’est ce mot ‘Par’. Ces damnés se retrouvent acteurs. Très souvent, on a l’habitude de parler d’eux, les vainqueurs parlent des vaincus. La force du projet, ce sont leurs voix à eux. Tu penses que c’est ce qui manque aujourd’hui, dans nos constructions ?
Rocé : Tout à fait. Comme tu le dis ça manque à nos constructions. C‘est une époque qui change, j’ai l’impression que notre génération est en train reprendre la parole. C’est aussi sûrement grâce aux réseaux sociaux. Si ça parle à notre place, ça se sait, on n’est pas content, on le dit. On est en train de vivre quelque chose de majeur en ce moment par rapport à la représentativité. Ça ne change pas les injustices mais, au moins, c’est une avancée.
Tu disais lors de la présentation de l’album que pour toi, ce projet pouvait aussi être un outil pédagogique pour les professeurs. Or, ce n’est pas à l’école qu’on apprend cette partie de l’Histoire, et les parents n’en parlent pas non plus. Pour toi, comment enseigner cette histoire là aux enfants/adolescents correctement, pour éviter qu’à 40 ans, ils se retrouvent perdus dans ce genre de recherches?
Rocé : Il faudrait revoir les manuels scolaires de manière générale ! Ce projet là, je ne l’adresse pas qu’aux enfants des quartiers populaires ou issus de l’immigration, je l’adresse aussi aux enfants des riches. Si on a envie de comprendre ce qu’on fait tous ensemble, il faut qu’on comprenne quels étaient nos points de liaison ou même nos points de désaccord. J‘ai décidé de lier luttes ouvrières avec luttes décoloniales, parce que c’était complètement naturel, c’était en langue française et c’était un projet de gens pas contents. C’était facile de le faire comme ça, et puis les immigrés étaient souvent des ouvriers. Moi je parle des mécontents qui se font tous avoir par l’impérialisme. Dans l’idéal il faudrait demander à notre société et à nos livres scolaires de nous donner des modes d’emploi pour détruire l’impérialisme. J’aime bien parler d’un idéal, je suis artiste, donc l’idéal me parle. Ce qu’on risque de perdre, l’histoire des anciens, une mémoire, c’est aussi de manière très concrète, des modes d’emploi pour se défendre aujourd’hui dans nos luttes. C’est savoir comment ils ont enclenché telle ou telle grève, comment ils ont réussi à avoir tel droit. C’est une manière de ne pas avoir à tout réapprendre à chaque fois, de savoir comment se battre. L’école ne nous apprend pas seulement à écrire, elle nous apprend à écrire pour écrire des choses, nos récits Le passé nous sert à avancer. Tu dois savoir comment te défendre. Nos aînés l’ont su, et on doit continuer à l’apprendre.
Sur cet album, il y a quelques morceaux interprétés par des femmes. Très souvent, les femmes ont été effacées des luttes décoloniales, ou prolétaires, bien qu’elle y aient participé grandement. Dans tes recherches, as tu trouvé des morceaux qui parlaient spécifiquement de la condition des femmes dans ces luttes ? Ou était-ce mélangé à d’autres propos ?
Rocé : Oui c’était souvent mélangé à d’autres discours. J’aurais voulu une égalité hommes / femmes, mais je ne l’ai pas trouvée. Je ne voulais surtout pas mettre un morceau qui parle de la liberté des femmes pour dire ensuite « C’est bon, j’ai rempli le quota ». Mais je n’ai pas trouvé de morceaux mettant en avant des figures féminines par exemple. J‘ai mis un peu ce que j’ai trouvé, il y en avait d’autres mais ça ne collait pas avec la période que j’avais choisi. J‘ai failli mettre un morceau de Brigitte Fontaine avec Areski, mais il avait déjà été trop compilé. Colette Magny en France représente vraiment ces luttes par exemples. Il y avait aussi Catherine Ribeiro d’origine portugaise, mais c’était plus dans les années 80, et c’était déjà un peu trop tard. Après si on parle de morceaux non-francophones, là tu en as des masses, la question ne se pose plus. Une de celles qui représente le mieux cela, c’est Miriam Makeba. J’ai failli mettre un de ses morceaux en français d’ailleurs, mais il ne correspondait pas du tout au projet. C’est dommage, parce que symboliquement ça aurait été fort.
Après toutes tes recherches, y a-t-il eu un morceau, ou une histoire derrière le morceau qui t’a particulièrement touché, surpris ?
Rocé : Oui, c’est le Groupement Culturel Renault. C’est un 45 tours, sans aucun nom à part celui du groupement. Mais il y avait un label, « Expressions spontanées ». La partie politique du label était dirigée par quelqu’un qui s’appelle Jean-Pierre Graziani. Et c’est ce Jean-Pierre Graziani qui prête sa voix aux deux morceaux. Ils parlent de cadence de travail à l’usine, de grèves… C‘est un mec que j’ai mis énormément de temps à trouver, parce qu’il est gravement malade et il ne sort pas de chez lui. Il a fallu trouver sa famille d’abord, et ça a pris des années. Jean-Pierre Graziani était métallurgiste chez Renault, mais aussi dessinateur. C’est d’ailleurs lui qui a dessiné la pochette du 45 tours, il en a fait beaucoup d’autres. C’est un Corse, proche du FLNC, d’action directe, anarchiste. Il a créé son label, Vendémiaire, où il sort des morceaux de luttes régionales, que ce soit les Corses ou les Guadeloupéens engagés. Il a fait la même chose avec les Capverdiens, avec le Québec, avec de la musique Cajun. Il a un peu fait notre projet avant l’heure, en faisant à chaque fois un disque par cause. J’ai trouvé ça super intéressant. Le personnage aussi est passionnant, tout comme son parcours. C’est intéressant de voir cette espèce de liennage des luttes. On ne s’imagine pas ça aujourd’hui, surtout venant d’un métallurgiste de l’usine Renault. Pour lui, la musique, l’art, c’est aussi de la propagande, c’est du soft power, on peut en faire quelque chose. La musique peut être un outil de militantisme, un vecteur de révolution. C’est une belle découverte de voir ces vies-là.
Quand tu as retrouvé les artistes qui étaient encore en vie, ou parfois leurs descendants, quelles étaient leurs réactions quand tu leur demandais l’autorisation d’utiliser ces morceaux, quand tu leur présentais ton projet ?
Rocé : Il y a eu toutes sortes de réactions. Pour certains je n’ai pas pu leur présenter le projet de A à Z par manque de temps, ils m’ont donné leur accord, et j’attendais que le projet soit concret pour leur en parler en détails. Pour d’autres, il a fallu, expliquer dès le départ, pour qu’ils prennent conscience de ce que ça représentait. C’est vrai qu’il y a eu un peu d’incompréhension, parce que ce n’est pas simple à expliquer. Certains pensent que comme je suis rappeur, je vais reprendre le morceau, d’autres ne comprennent pas tout de suite la teneur du projet. Il y a eu aussi de la déception parce que certains pensaient que ça allait tourner autour d’eux. La plupart du temps c’était OK dès la première rencontre.
Et avec les labels ?
Rocé : Souvent c’était les artistes eux-mêmes ou leur famille. Quand j’ai du avoir affaire à des majors, en gros, c’est du business, quoi. On me demande combien d’exemplaires je comptais faire..
Tu as eu des refus majeurs ?
Rocé : Non pas vraiment, c’est plutôt nous qui avons changé d’avis parfois. On a eu les droits et puis, on a renoncé à certains, parce qu’on avait d’autres morceaux, et ça ne collait plus. On a tout de même eu des difficultés, parce que la personne avait vraiment besoin de comprendre, donc il a fallu y retourner, revenir à la charge de temps en temps, mais pas de refus.
Il y a beaucoup de projets de recherches de morceaux dans des pays différents. Tu n’as pas eu trop de difficultés à trouver des bandes de qualité ?
Rocé : La qualité m’importait peu, ce qui comptait pour moi, c’est de trouver quelque chose. On est habitués dans le rap, aux maquettes, aux mixtapes … Quand on trouve une exclusivité, au final la qualité, tant pis ! Je me suis rendu compte sur le tard que ça pouvait inquiéter des gens, si le morceau n’est pas propre, notamment pour les passages radio, par exemple. Alors que moi franchement quand c’est roots, c’est là où c’est kiffant ! Ce n‘est vraiment pas une limite. Mais c’est vrai qu’on a beaucoup investi dans la numérisation et la restauration, là on était obligés. Ce sont des morceaux d’époques différentes sur des formats différents. Il faut qu’il y ait une cohérence technique. Ce n’est pas rien comme investissement.
Cet album est aussi possible car ces luttes ont été gravées sur vinyles, ou sur bandes. D’après toi, que garderons-nous de nos luttes actuelles ?
Rocé : Je pense que c’est un peu le problème de notre époque. Tu peux le voir avec notre consommation de la musique, des photos, etc .. Aujourd’hui tu changes de téléphone, tu perds tes photos. Avant tu avais moins ce problème. On a beaucoup plus de choses aujourd’hui, mais on les transporte beaucoup moins longtemps avec nous. Je ne sais pas ce qu’il advient des albums photos de famille, plus personne n’en a. C’est tout con, mais on fait une confiance aveugle en la technologie mais l’obsolescence fait qu’on peut tout perdre du jour au lendemain. Il y a des morceaux qui cartonnent grâce à des plateformes de téléchargement, mais tout ne tient qu’à ces plateformes. J’ai réédité mon premier album qui date de 2001. Le graphiste de l’époque avait gardé un disque dur avec les morceaux, la pochette, etc. Le disque dur ne démarrait pas quand on l’a branché. On a dû reprendre la pochette vinyle et allait la faire une reproduction de la photo. Encore une fois, le vinyle a sauvé l’affaire, c’est du sillon gravé. Le numérique, c’est limité. Que va-t-il advenir de nos luttes d’aujourd’hui ? On va y arriver mais ça va être moins simple. Ça a un côté moins concret, on a l’impression d’être plus libres, ça va plus vite. Je pense que ça l’est pour nous, Ça l’est moins pour les gens qui feront plus tard le travail que je viens de faire.
Cet article a été fait en collaboration avec le site Ziknation, et sera disponible chez eux également.
Photos de Rocé (article et Une) : © Torzka
Autres photos : ©Nadialna