[Portrait] Toni Morrison, une romancière impérieusement brillante

Dialna - Toni Morrison

« Nous mourrons. C’est peut-être le sens de la vie. Mais nous avons le langage. C’est peut-être la mesure de notre vie » C’est ainsi que Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, déclame une ode au langage comme pouvoir dans son discours. Retour sur sa carrière.

Colorisme, racisme institutionnalisé, pédophilie, mais aussi quête de soi, amitié et amour : la romancière n’a épargné aucune problématique sous sa plume. Monument intellectuel, Toni Morrison a profondément bouleversé le paysage littéraire américain. Mais qui était Toni Morrison ? 

Dialna - Toni Morrison
Toni Morrison
©Timothy Greenfield-Sanders pour un article paru dans le New Yorker en août 2019

Toni Morrison, de son vrai nom Chloe Anthony Wofford, est née le 18 février 1931 dans la petite ville sidérurgique de Lorain en Ohio. Enfant, elle baigne dans un foyer où le goût de la lecture, de la musique et plus largement de la culture lui est savamment instillé par ses parents. Descendant d’une famille d’esclaves, son grand-père se vantait d’avoir lu la Bible cinq fois comme un acte de révolte contre un système raciste qui lui refusait toute éducation. Plus qu’un simple divertissement, la lecture incarne un acte politique chez les Wofford : lire, c’est refuser le carcan de la déshumanisation qui sous-tend le système raciste. 

Élève brillante, elle s’illustre en tant que membre de l’équipe de débat ou encore comme secrétaire de la bibliothèque publique de Lorain. Dans un article intitulé The Radical Vision of Toni Morrison paru en 2015 dans le New York Times, elle décrit Lorain comme un endroit où « les immigrants étaient partout, les Italiens, les Polonais, les Juifs et les Noirs. Certains d’entre eux venaient du Canada. Je n’ai jamais vécu dans un quartier noir, et les écoles étaient mixtes, et il y avait un seul lycée. Et aussi nous jouions ensemble. ». Elle prend réellement conscience du racisme lorsqu’elle déménage à Washington en 1949, afin d’y poursuivre ses études universitaires dans la prestigieuse institution historiquement noire d’Howard. Après des études de lettres et une thèse portant sur le suicide dans l’œuvre de  William Faulkner et de Virginia Woolf, elle enseigne aux universités de Texas Southern et Howard. Suivront plus tard Yale et Princeton.

En 1964, Toni Morrison quitte l’enseignement et s’installe à Syracuse, dans l’État de New York, pour devenir éditrice au sein de la maison d’édition Random House un an plus tard. Sa carrière éditoriale est née des circonstances banales. Fraîchement divorcée, elle avait besoin d’un emploi et a postulé à une annonce au dos de la New York Times Book Review. Pionnière dans ce domaine, elle devient la première éditrice afro-américaine de l’histoire de l’entreprise. Elle débute dans la division des manuels scolaires avant d’être transférée à la branche new-yorkaise de la société où elle édite des ouvrages de fiction et des livres d’auteurs Afro-américains. 

Dialna - Toni Morrison
Toni Morrison en 1979
© Jack Mitchell/Getty Images

Sans surprise, dans les années 70, le monde de l’édition était peu enclin à ouvrir ses portes à la littérature noire. C’est pourquoi, au cours de ses 19 années en tant qu’éditrice, elle effectue un travail remarquable pour mettre en valeur les écrits d’auteurs noirs dans le paysage littéraire américain racialement homogène. De la conception du livre à la stratégie publicitaire, ses mains coordonnent tout afin d’apporter un maximum de visibilité à ces œuvres. Gardienne d’une littérature noire en plein essor, elle va éditer des ouvrages politiques et culturels majeurs tels que Play Ebony, Play Ivory de Henry Dumas ou encore les célèbres autobiographies de la militante anti-raciste Angela Davis et du boxeur Muhammad Ali.

Le langage littéraire de Toni Morrison 

Parallèlement à son travail d’éditrice, Toni Morrison élève seule ses deux enfants en bas âge. Très tôt, le matin, avant qu’ils ne se lèvent, elle s’attelle à écrire. « […]Écrire était une chose que je ne pouvais pas ne pas faire à ce moment-là – c’était une façon de penser pour moi”, confesse-t-elle lors d’une interview au Alumnae Bulletin en 1980. À son sens, dans les années 50, la plupart de la littérature et de la poésie afro-américaine répondait à ce qu’elle nomme le white gaze”.  Dans cette conversation, de retour à l’Université de Cornell en mars 2013, elle aborde d’ailleurs entre autres cette thématique, ainsi que celle de la langue et de l’aspect politique de sa littérature. 

Écrire sous le joug du “regard blanc” en français, c’est produire des œuvres littéraires qui répondent aux codes imposés par la dominance blanche. Dans un entretien avec Pierre Bourdieu publié en 1998 dans la revue Vacarme, la romancière décrit comment des auteurs Afro-américains des années 1920 voulaient “prouver à un public blanc qui dictait les règles du jeu leur capacité à bien écrire”. “Bien écrire” signifiait reproduire une littérature qui correspond aux critères établis par les dominants afin de montrer qu’ils sont capables eux aussi de produire des œuvres de qualité. Dans le même sens, elle déplore une littérature blanche telle que La Case de l’oncle Tom qui participe au culte de la blanchité en caricaturant la figure du Noir américain. 

Dialna - Toni Morrison
Angela Davis et Toni Morrison se promenant, mars 1974.
©Jill Krementz

La littérature qui est dans son essence un champ libre devient un espace où se reproduisent les mêmes stéréotypes infériorisants qui figent l’expérience des Noirs américains dans des représentations tronquées et fantasmées pour plaire à une audience blanche. Dès lors, la genèse de son ambition littéraire tient dans la perspective suivante : “Refuser de répondre chaque minute au regard de quelqu’un d’autre”. Par sa plume, elle rejette tous les critères littéraires établis par les dominants afin d’inventer sa propre musicalité à partir des 26 lettres de l’alphabet à sa disposition. Ses œuvres représentent les Afro-américains dans toute la complexité de leur humanité. Le personnage Noir est ainsi tiré des marges pour être placé au centre de la narration.

À l’origine, son premier roman The Bluest Eyes (L’oeil le plus bleu, en français) n’est pas destiné au public, mais répondait davantage à une volonté personnelle : lire un ouvrage où le Noir américain et plus précisément la petite fille noire prend l’ensemble de la place dans la narration. Ce premier roman, largement parsemé d’éléments autobiographiques, narre le quotidien de Pecola Breedlove, une fillette noire âgée de 9 ans. Maltraitée par un père alcoolique et violent et une mère devenue insensible à la détresse de ses enfants, Pecola s’échappe de sa réalité en cultivant un seul rêve : celui de posséder des yeux bleus. 

Trois ans plus tard, l’autrice publie son deuxième roman, Sula, nominé pour le National Book Award, dans lequel elle continue d’explorer comment les Noirs américains et plus particulièrement les femmes noires se construisent au sein d’une société où tous les relèguent aux bas-fond de l’humanité. C’est avec son troisième roman, en 1977 que Toni Morrison devient un nom connu de tous. Primé du National Book Critics Circle Award en 1977, Song of Solomon conte le voyage initiatique de Macon Mort, jeune afro-américain partant à la recherche d’un mystérieux trésor qui se transforme en quête de ses origines. Le succès de ses livres l’encourage à devenir écrivaine à plein temps. Elle quitte l’édition pour se consacrer à l’écriture de romans, d’essais, de livres de jeunesse et de pièces de théâtre.

Dialna - Beloved
En 1987, Toni Morrison sort « Beloved », son roman le plus connu

En 1987, elle publie le majestueux Beloved, basé sur l’histoire vraie de Margareth Garner, une femme afro-américaine qui décide de tuer son enfant afin qu’il n’ait pas à subir les affres de la mise en esclavage comme elle. Dans ce récit, Toni Morrison tente de retracer les origines de cet infanticide en donnant la parole au fantôme de l’enfant. Au-delà du devoir de mémoire, l’auteure met en exergue comment l’Histoire pèse brutalement sur des notions à la fois universelles et intimes comme la maternité, l’amour, la liberté ou encore le deuil. Best-seller pendant 25 semaines, Beloved a remporté d’innombrables prix, dont le prix Pulitzer de la fiction en 1988. Lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison est reconnue pour l’ensemble de son œuvre qui “brosse un tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine”. Lors de la réception de ce prestigieux Prix, elle a déclaré : La langue seule nous protège de la peur des choses sans nom. La langue seule est de la méditation ».

Pourquoi Toni Morrison est une source d’inspiration ?

Toni Morrison a magistralement réussi à imposer dans le paysage littéraire américain un schéma de narration où l’expérience noire américaine prend toute la place. Son écriture s’attache à leur redonner, en toute légitimité, une épaisseur humaine que des siècles de hiérarchisation raciale continuent de vouloir éradiquer. Si nous la célébrons en tant qu’écrivaine, nous devons aussi nous souvenir de son travail en tant qu’éditrice qui a permis d’imposer des écrivain.e.s noir.e.s dans le paysage littéraire américain. 

Dialna - Toni Morrison
Toni Morrison, 2012.
© Thomas Kovarik

Son parcours incarne une source d’inspiration pour une toute nouvelle génération. “Elle m’a fait comprendre qu’écrivain était un vrai métier. J’ai grandi en voulant devenir elle. Je n’oublierai jamais le soir où j’ai dîné avec elle. Repose en paix, Reine”, écrit dans un tweet Shonda Rhimes, la créatrice de la série Grey’s Anatomy lors de la mort de l’écrivaine en 2019. Son personnage ainsi que sa richesse intellectuelle se sont immiscés comme des références clés dans la pop culture. Dans la série “Girls” créée par Lena Dunham, une photo de Toni Morrison trône dans l’appartement d’un auteur tel un modèle littéraire. Dans le même temps, il n’est pas rare de voir circuler sur les médias sociaux des extraits de ses interviews. ” Vous ne pouvez pas comprendre à quel point cette question est profondément raciste, n’est-ce pas ?” énonce-t-elle face à la journaliste australienne Jana Wendt. La question portait sur le moment où elle pourrait se tourner vers l’écriture de livres qui intégreraient la vie des Blancs de manière plus « substantielle ». Suite à son décès, le 5 août 2019, cet extrait fut partagé et acclamé en masse sur la toile. 

Aujourd’hui disparue, cette grande dame impérieusement brillante nous laisse en héritage ces écrits et ces paroles qui continuent de résonner dans le creux de nos quotidiens.

 

Article de Wendy Adouki

Articles recommandés

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.