[Portrait] « Origines », quand les immigrés racontent leurs histoires

Dialna - Origines

Raconter les histoires d’immigration qui ont jalonné l’histoire de la France reste encore un sujet tantôt sensible, tantôt fantasmé ou invisibilisé. Quand les enfants et descendants d’immigrés prennent en main ces récits pour les transmettre, et mettre en lumière le courage et la pluralité des histoires, l’intime devient politique et indispensable. Le compte Instagram Origines TV raconte les parcours au pluriel de ces personnes.

Démarré en décembre 2020 sur Instagram,YouTube, et également un site web « Origines » propose des récits de personnes immigrées. Elles s’y confient sur leurs histoires, ce qu’elles ont quitté et leur adaptation en France, le tout en vidéo. Imaginé par Chiguecky et Thu-An, deux jeunes femmes issues de cette immigration et ayant vocation à valoriser ces récits, Origines Tv n’a que quelques semaines d’existence et s’attelle déjà à archiver ces histoires. En plus des vidéos, les deux jeunes femmes publient régulièrement des informations sur des concepts tels que l’immigration/expatriation, des recommandations d’œuvres artistiques liées à ces questions, ou encore des décryptages d’actualité. 

Chiguecky, 28 ans et originaire de la République Démocratique du Congo et Thu-An, 26 ans originaire du Vietnam ont eu un parcours similaire avant de se rencontrer. Elles ont étudié en école de commerce et travaillent dans le domaine de la production audiovisuelle. Elles officient dans la même start-up quand elles se lient d’amitié.

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Chiguecky et Thu-An sont les deux créatrices du projet Origines

Toutes deux partagent l’envie et le besoin de s’impliquer dans des projets qui ont du sens, en rapport avec leurs histoires. “J’ai toujours eu des projets qui me tenaient plus à coeur, centrés sur les minorités. J’en avais besoin pour m’épanouir”, explique Chiguecky. Elle commence par des projets de curation musicale, afro-centrés, “pour mettre en avant la diversité de la diaspora africaine”, dit-elle. Et puis, rapidement, la jeune femme réfléchit à des formats pour parler de l’histoire de sa famille, de sa migration. Elle en parle à sa collègue et amie, Thu-An, qui a les mêmes envies. Sans le savoir, le projet “Origines” prend forme ce jour-là. 

Cela fait un moment que Thu- An cherche aussi des projets parallèles dans lesquels s’investir. Elle rejoint alors le réseau asio-féministe Sororasie. “Quand avec Chig (Chiguecky), on a commencé à penser à un projet commun, j’ai plongé tout de suite dedans !”, s’exclame-t-elle. “On a pensé à plusieurs formats, avant de se décider. Comme Chig, j’avais envie et besoin de faire quelque chose dont je pourrais être fière, et qui pourrait m’aider à mieux me comprendre et me construire”, explique Thu-An. 

La vidéo pour toucher plus de monde

Les deux jeunes femmes hésitent alors entre la vidéo et le podcast. Elles font plusieurs essais, d’abord avec leurs proches. “Quand j’ai voulu rassembler des témoignages de personnes immigrées, j’ai d’abord cherché à me concentrer sur ma famille, pour favoriser la transmission”, raconte Chiguecky. “J’ai donc d’abord testé un enregistrement vidéo de mon père, mais il n’était pas du tout naturel ! J’ai donc pensé à enregistrer l’audio uniquement”, continue-t-elle. En écoutant le résultat, la problématique des accents prononcés apparaît. Pour les deux jeunes femmes, une voix off n’est pas envisageable. “Ça n’aurait pas de sens”, explique Chiguecky. Thu-An faisant déjà du montage vidéo, il était alors devenu évident de passer par ce format, et toucher, ainsi, un public plus large. 

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« J’ai d’abord cherché à me concentrer sur ma famille, pour favoriser la transmission” Chiguecky (DR)

Chiguecky n’est pas la seule à avoir essayé de faire parler ses parents. Thu-An a demandé à sa mère, qui a alors refusé de le faire. “Il y a des conversations beaucoup plus difficiles à avoir avec ses enfants, surtout dans nos communautés où il y a énormément de pudeur, de silence”, explique-t-elle. Dans le cadre des entretiens réalisés pour leur projet, la jeune femme remarque qu’il est parfois plus facile de se confier à d’autres personnes. “C’est touchant, car on filme ces personnes chez elles, et les enfants peuvent être présents. Certains nous disent avoir appris des choses nouvelles sur leurs parents”, confie Thu-An

 

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Les épisodes déjà disponibles mettent en scène des personnes d’âge et d’origine très différents. De la grand-mère indienne, à la jeune femme algérienne, en passant par une histoire d’immigration portugaise, ou celle de couples mixtes, le projet mise tout sur la pluralité des récits. L’immigration est souvent pensée sous le prisme du post-colonialisme. Cet postulat inscrit les parcours dans une époque figée. Origines.Tv nous rappelle que ces histoires se sont répétées dans l’espace et le temps. “L’idée était de sortir des clichés et idées préconçues qu’on a tous sur l’immigration. Les gens viennent de pays et continents différents. Il est important de traiter l’Afrique subsaharienne, le Maghreb, le Portugal, l’Asie, mais aussi l’Outre mer”, détaille Chiguecky. “Il y a une forme de déracinement, de migration forcée qu’on ne peut nier et qui est aussi intéressante à montrer”, poursuit-elle. 

Remettre l’humain au coeur du récit

La volonté des deux jeunes femmes, au-delà de montrer la diversité des récits, était surtout de rendre justice à ces parcours. “La manière dont sont déshumanisés les immigrés nous dérangeait beaucoup. On en fait un groupe homogène, en niant leurs individualités”, déplore Chiguecky. D’où la présence d’une immigrée portugaise, par exemple, Palmira. “On a tendance à oublier que les immigrés peuvent aussi venir de pays plus proches de nous, blancs. Il y a plusieurs années, ils ont été traités comme on traite les immigrés d’aujourd’hui”, explique-t-elle. “Dans notre volonté de parler aussi d’une certaine immigration européenne, on a fait le choix consciencieux de ne pas parler de pays européens considérés comme déjà développés, de personnes qui n’auront pas vécu ce genre de stéréotypes en arrivant en France”, tient à préciser Thu-An. “Effectivement, dans le passé, les personnes venant du Portugal ont subi des stéréotypes et discriminations liés à leur origines. Peut-être moins aujourd’hui. De nos jours, il y a encore pleins de préjugés sur les Roumains, il serait aussi pertinent d’aborder ces histoires-là. Notre réflexion dépasse la question des personnes blanches ou non-blanches, tout en étant claire sur le fait qu’on ne va pas parler de n’importe quelle immigration, non plus”, analyse-t-elle. Pas question pour ces jeunes femmes d’évoquer une immigration qui ne subirait pas de discrimination. Des américains en France n’auront pas le même vécu que des Roumains pour Thu-An et Chiguecky.

Le plus difficile était de trouver des personnes acceptant de raconter leurs histoires et d’être filmées. “Ce n’est pas simple de les convaincre. Au départ, on a cherché autour de nous, auprès de nos amis et de leurs parents”, raconte Thu-An. “Le but était quand même de faire parler les immigrés sur la spécificité de leur histoire. Une grand-mère algérienne aura sa particularité et son histoire sera forcément différente de celle d’une autre grand-mère algérienne”, confie-t-elle. 

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“Le but était quand même de faire parler les immigrés sur la spécificité de leur histoire ». Thu-An (DR)

Petit à petit, des personnes extérieures les sollicitent pour témoigner ou faire participer leurs parents. “On a élargi notre cercle, et sans même s’en rendre compte, on s’est retrouvées finalement avec beaucoup de participants”, s’étonne Thu-An.

L’immigration, un acte entrepreneurial ?

Dans la description de leur projet, les deux jeunes vidéastes parlent d’une “prise de conscience que l’immigration est un acte entrepreneurial, un acte souvent banalisé, jugé, stigmatisé et pourtant si courageux”.  Une vision peu commune de l’immigration, qui peut surprendre à première vue. Apologie de la start-up nation ou plutôt de l’action courageuse de l’exil ?  “On a fait cette comparaison parce qu’on avait conscience du courage que ça demandait aux immigrés, de tout quitter, sans savoir comment ils vont être accueillis, alors certains ne maîtrisent même pas la langue”, explique Chiguecky. C’est ce courage qui a inspiré les deux amies dans cette description. “Le parallèle avec l’entreprenariat était évident pour nous. Il faut quand même beaucoup de confiance en soi, et en l’avenir, pour tout reconstruire dans un autre pays. Avec parfois, une histoire plus ou moins conflictuelle entre son pays et la France”, poursuit-elle en rejetant une forme de misérabilisme, souvent utilisée dans les médias, pour parler des immigrés. “Même si on ne peut pas complètement nier que beaucoup viennent pour survivre, ce qui nous frappe, c’est cette force, cette joie de vivre, cette capacité à ne pas se laisser abattre. Leur existence même est une preuve de grandeur. En ça c’est un acte entrepreneurial fort qui mérite d’être valorisé”, éclaircit Chiguecky.

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Les portraits d’Origines

Thu-An gère la captation des images et Chiguecky pose les questions. Une répartition du travail qui s’est faite naturellement pour les deux amies. Pour le reste, elles font quasiment tout à deux : “Au début on voulait essayer de se partager les tâches, mais à chaque fois, on finissait par s’appeler pour en discuter. Finalement, on fait tout ensemble, même le montage”, s’exclame Thu-An. Les épisodes durent moins de dix minutes, mais les enregistrements peuvent durer jusqu’à deux heures. “Chiguecky fait un super travail pendant les tournages. Elle met les intervenants à l’aise, et fait en sorte qu’au bout d’un moment les paroles sortent, le naturel sort”, nous confie Thu-An. “Dernièrement, on a interviewé une femme qui nous disait ne pas trop savoir quoi raconter. Elle a finalement parlé pendant 1h30. Parfois, il faut les accompagner”, conclut-elle.

Le succès du projet a renforcé la volonté des deux amies d’aller encore plus loin. “Ça m’a énormément enrichie, parce que j’apprends beaucoup de ces personnes. Ça m’a aussi donné envie de plus creuser mon histoire, mon origine, et surtout de m’investir plus sur ce genre de sujets, qui ont un impact social fort. Voir la réaction des gens quand ils transmettent leurs histoires, ça n’a pas de prix”, raconte Chiguecky. Assister et prendre part à cette transmission, c’est également le moteur de Thu-An. “Les personnes qui nous invitent chez elles pour tourner sont très fières du résultat. Elles envoient les vidéos à leurs familles, ici ou au bled. C’est un vrai bonheur pour nous. On a besoin de s’investir encore plus”, détaille-t-elle. 

Les vidéos ont également trouvé un écho particulier auprès de leurs parents. “Mon père était hyper fier de les montrer autour de lui ! Il répète  ‘elles ne m’ont même pas invité’ (rires)”, s’esclaffe Chiguecky. « Au-delà de la blague, ça m’a touchée. Nos parents s’inquiètent de notre situation professionnelle et financière mais ils sont quand même fiers de voir qu’on s’intéresse à notre culture, qu’on la mette en avant”, confie-t-elle. Même son de cloche pour Thu-An et sa mère. “Je lui ai à nouveau parlé de sa participation et elle m’a dit non à nouveau, avant de me dire ‘On verra’. C’est un grand pas!”,  avoue la jeune femme. La mère de Thu-An a, elle aussi, laissé exprimer sa fierté. “Elle nous a entendues à la radio, et m’a dit quelque chose qu’elle n’a pas l’habitude de me dire : ‘Je suis très fière de toi, parce que tu fais ce que je n’aurais pas pu faire’. Ça m’a vraiment touchée”, confie-t-elle. 

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Les deux jeunes femmes nous font quelques recommandations culturelles :

Thu-An : Pour la musique, je citerai le rappeur Dinos et son dernier album, Stamina, qui m’a beaucoup touchée. C’est un gros coup de cœur. En série, je regarde en ce moment Les Sopranos. C’est vrai que ce n’est pas récent (rires). Je la regarde d’ailleurs juste après avoir fini The Wire. Je visionne les séries sur le tard ! Je citerai aussi un documentaire qui date un peu mais que j’ai revu récemment, The mask you live in (de Jennifer Siebel). Il parle de masculinité toxique dans nos sociétés. Et enfin, je rajouterais un livre, lu récemment, que j’ai beaucoup aimé : A Woman is No Man de Etaf Rum. C’est l’histoire d’une famille palestinienne qui a émigré à New York. On y voit les coutumes que cette famille tente de garder dans son immigration. C’est écrit par une femme palestinienne qui partage cette histoire.

Chiguecky : En musique, je citerai deux artistes qui représentent beaucoup pour moi, Yseult et Lous and the Yakuza. C’est rare d’avoir sur la scène francophone des femmes noires avec autant de succès qui font de la bonne musique. Ça fait du bien qu’en 2021, ce genre d’artistes puissent avoir autant d’exposition, même si deux, voire trois femmes noires si on compte aussi Aya Nakamura, ça ne fait pas beaucoup ! En série je suis aussi en retard,  je viens de commencer The Handmaid’s Tale. Mon coté féministe a vraiment été touchée par ça. D’ailleurs le livre que je lis en ce moment c’est Présentes de Lauren Bastide, qui est très intéressant et qui énerve beaucoup par rapport à la société dans laquelle on vit. Il y a aussi un documentaire passionnant, et j’aimerais bien qu’on ait l’équivalent en France, c’est Thirteen d’Ava Duvernay (Netflix), sur le système carcéral américain. On y voit comment la prison a été utilisée contre les Noirs et les personnes de couleur en général, après l’abolition de l’esclavage. C’est toute la dimension économique derrière le système carcéral qui est soulignée.

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