[Portrait] Anissa Kaki, la princesse nuage au théâtre

dialna- anissa kaki

Anissa Kaki fait partie des dix comédiennes qui brillent sur scène dans la pièce « F(l)ammes » dont on vous a déjà parlé. Passionnée depuis son enfance par le théâtre, Anissa concrétise professionnellement avec ce projet. A tout juste 30 ans, elle est certainement une des sensations du moment. Alliant la force à l’émotion, elle est époustouflante sur scène. Dialna est donc allée à sa rencontre.

 

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Anissa Kaki, lors de l’expo « Afro » de Rokhaya Diallo @ Nadialna

Quand as-tu découvert le théâtre ?
Mon père aimait beaucoup le théâtre et trouvait que c’était un bon moyen d’expression. Il a voulu que ses filles en fassent. J’ai commencé à Nanterre, au théâtre des Amandiers. Le directeur, Jean-Pierre Vincent, avait décidé d’ouvrir son théâtre aux amateurs. J’avais 12 ans et c’est devenu une passion.

Ce n’était pas si courant dans les milieux populaires, comment l’as tu vécu ?
Mon père est quelqu’un de très engagé. Il est militant et a dû faire des stages de théâtre pour prendre la parole. Il a donc voulu nous offrir cet accès là. Quand tu es petite, te ne te rends pas compte que c’est assez exceptionnel et que tous les parents ne le font pas.
Il s’est rendu compte que dans la vie, il faut un certain nombre d’outils pour s’en sortir. En plus de l’école. Pour lui, on peut tout apprendre tout seul.
Il était veilleur de nuit, et c’est comme ça qu’il s’est instruit. Il avait un collègue, étudiant, qui passait ses nuits à lire. Un jour, par mimétisme, mon père a fait la même chose. Grace à ça, il a passé pleins de diplômes, en autodidacte. Mon père a une volonté incroyable. Je nuancerais tout de même un peu sa méthode, parce que finalement on a besoin de quelqu’un derrière soi dans l’apprentissage, ne serait ce que pour les devoirs. Mais pour lui, tout le monde devait être capable de faire les choses. Ce qu’il m’a transmis c’est la capacité d’aller trouver l’information.

Tu as grandi dans plusieurs villes de banlieues (Argenteuil, Sartrouville, Nanterre). Tu y as trouvé des similitudes en terme de politique de la culture ?
Pendant mon enfance à Sartrouville, j’ai surtout des souvenirs de primaire avec des professeurs vraiment difficiles. Ils faisaient clairement la différence entre les enfants avec des remarques horribles du genre : “ tu finiras femme de ménage”, ça te marque. Finalement c’est à Nanterre, qu’on considère souvent comme une ville “chaude”, que j’ai eu accès a la culture avec le théâtre des Amandiers, le théâtre par le bas, aux tours Aillaud. C’était une superbe expérience, avec une prof exceptionnelle. Une fois de retour à Sartrouville, pour le lycée, j’avais déjà pris l’habitude de chercher par moi-même des cours. Il y avait au lycée un projet humanitaire. Il fallait monter un dossier pour obtenir une bourse de 3000 euros. Avec ma meilleure amie, on avait fait un projet pour partir à Essaouira faire du théâtre avec des enfants. C’était dans un village qu’on appelait “le village de Jimi Hendrix” parce qu’il y est passé une fois (rires). 

Le fait de te livrer sur scène, aussi jeune ne t’a jamais posé de problème ? Comme de la timidité par exemple?
Je pense que je suis une vraie timide en fait ! A force tu apprends à contrôler ça. Et puis j’y ai trouvé un refuge. J’ai réalisé mon court métrage « Princesse Nuage » pour mon père. Suite au divorce de mes parents, je suis allée vivre avec mon père à Nanterre, dans ces fameuses tours Aillaud. Cette période a été compliquée. Finalement le théâtre a été mon antidote à cela. Je suis allée trouver l’amour dans le théâtre. Ce n’est que de l’amusement, donc rien n’est pris au sérieux quand tu es sur scène, rien n’est grave. L’art, tu ne peux pas le quantifier, ça ne soigne rien, et pourtant c’est tellement utile, pour le développement personnel.

 

 

Ton court métrage est très beau et très poétique. Esthétiquement, ces tours forment déjà un décor magnifique, surtout de l’intérieur. C’était évident de les mettre en scène pour toi ?

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Tours Aillaud à Nanterre vues de la Défense CC @John – Wikimedia

Quand j’ai fait ce court métrage, on me disait “Quoi ? tu vas filmer les tours Pablo Picasso ? » (nom du quartier NDLR) avec beaucoup de mépris. Moi j’y ai vécu et grandi, j’ai envie de rendre hommage à ce quartier et à mon père, par la même occasion. Je n’allais pas renier les tours dans lesquelles j’ai grandi et dans lesquelles j’ai rêvé ! J’étais une princesse au 36ème étage de ma tour. Quand il neigeait, je voyais les petits pas des gens qui laissaient des traces, c’était beau ! J’arrivais à voir mon père de loin, je reconnaissais sa petite carrure de la haut. En plus il avait retiré la télé, donc ma télé c’était cette vue. Depuis que j’ai fait ce court, il y a 3 ans, il y a eu pas mal de projets autour de ce quartier, des choses très poétiques, c’est super

Pourquoi avoir utilisé une voix d’homme pour la narration ?
C’est un slammeur que j’ai rencontré, qui s’appelle Arthur Ribo. Il est super. Lors de ses spectacles, il demande au public de choisir un mot ou deux, et il en fait des prestations magnifiques. Quand je l’ai vu, j’étais en train d’écrire le scénario pour obtenir des subventions de France Télévision. Je suis allée le voir, je lui ai parlé de mon projet et je lui ai demandé de m’écrire un texte, et de poser la voix. Il a d’abord visionné les images et s’est lancé. C’était mon premier court, c’était encore trop personnel pour y mettre ma voix, je ne voulais pas tomber dans le pathos. C’était naturel, je l’ai rencontré, je lui ai proposé, il a accepté. Je n’ai pas pensé que ça puisse faire bizarre qu’il soit la voix de la petite fille, pour moi c’était plus poétique.

Dans « F(l)ammes« , il est souvent question de transmission par la mère, grand mère. En quoi les histoires des familles d’immigrés influencent les vies de leurs descendants en France ? Peut-on réussir à se détacher de ça ?
On a tous une histoire qui nous a été contée. Mon histoire vient de mon père, celle des bidons-ville. Il m’a souvent raconté le 17 octobre 1961, qui est une histoire effacée. Il se bat pour ça. Quand tu es toute petite, que chaque année, tu vas à Paris jeter des roses dans la Seine le 17 octobre, ça marque. Plus tard, je le raconterai à mes enfants. C’est une histoire de transmission qui me semble nécessaire et pour ma part, obligatoire, sinon on tue ce que les autres ont fait avant nous. Si on passe à autre chose, alors qu’il n’y a pas encore eu de reconnaissance complète et officielle, on va les tuer une deuxième fois. Ils seront morts pour rien. Ensuite, d’un point de vue plus personnel, j’ai parfois l’impression que dans ma famille, il y a pleins de secrets chez les femmes. C’est un vrai puzzle. Toutes les femmes de ma famille ont été élevées par leur grand-mère. Il y a comme un saut de génération systématique. Je m’y suis intéressée et on m’a raconté pleins d’histoires, de ruptures, de remariages. Forcement ces histoires me nourrissent, j’essaye de les comprendre et j’espère également ne pas les reproduire.
Plus généralement, je souhaite transmettre l’histoire de la colonisation. Je me ferai un devoir d’emmener mes enfants à des colloques, ou d’y participer, c’est important. Il faut cette reconnaissance officielle pour apaiser les mémoires. On vit avec mais on n’oublie pas. De toute façon, on est en France, on va y avoir des enfants. Comme disait Ahmed (Madani), ça avance. Ça ne sert à rien de débattre. On est là, nos enfants seront là. Il faut se souvenir des racines, d’où l’on vient. Il faut les connaitre ces histoires. Il faut qu’elles soient transmises. On est là, on a besoin de savoir, pour avoir des armes, pour s’assurer que certaines choses ne vont pas se reproduire, mais aussi pour balayer les débats sur l’intégration, qui n’a pas lieu d’être. La place on l’invente, on la trouve.

 

A chaque fois, mon père me sort la même blague “c’est à cause de moi si tu fais du théâtre”.

 

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Anissa Kaki dans la pièce F(l)ammes @Zef Bureau

Pour ce projet, « F(l)ammes », le metteur en scène, Ahmed Madani ne voulait que des jeunes femmes, n’ayant jamais fait de théâtre, comment as tu pu passer à travers les mailles du filet ?
Pour participer au casting, il y avait un petit formulaire à remplir, avec la question “avez-vous une pratique du théâtre?” et je suis restée bloquée longtemps devant cette question. J’avais déjà la démarche de commencer à m’accepter, accepter qui je suis, mon physique, mes cheveux etc .. Je ne pouvais pas mentir ! Alors, j’ai tout dit, j’ai envoyé mon court métrage. Et je me suis grillée ! On m’a donné rendez vous, et une heure avant ce rendez-vous, on m’appelle pour me dire que ce n’est pas la peine de venir, il venait de lire mon dossier. Là j’ai senti toute la colère, la haine que j’avais en moi. C’était une telle injustice !
C’était juste après les Césars, qui avaient récompensé le film “Fatima”, et notamment Zita Hanrot, qui pour le coup n’est pas maghrébine. Du coup, je me suis dit “Alors c’est ça ? On va tout me retirer ?” Le rôle d’une maghrébine est donné à une autre car elle a fait le conservatoire, et je ne peux pas participer à cette pièce parce que j’ai fait du théâtre amateur, quand j’étais adolescente ? Donc je me suis dit que j’irai voir Ahmed, pour lui dire que les filles de banlieue ne l’ont pas attendu pour faire quelque chose, on n’était pas là à se tourner les pouces !  J’étais à fleur de peau quand on s’est rencontrés. Et ça a marché ! Je suis donc une des rares à avoir une petite expérience théâtrale dans la troupe.

Combien de temps s’est écoulé entre la sélection finale et le moment où vous avez eu le texte ?
Jusqu’au jour de la première. Moi, j’ai eu mon texte la veille de la première, en fait ! Il nous donnait des bouts de textes, mais ça changeait tout le temps. Il retirait des parties, en rajoutait, et puis à la dernière minute : « tiens voilà ton texte final ». Tu penses que tu ne vas pas y arriver, mais on lui faisait confiance. Il te donne un texte mais il n’y met que ce que tu peux lui offrir, que ce que tu oseras dire sur scène. Nos textes ont énormément changé, comme l’ordre des comédiennes, pour rééquilibrer la force du texte global. Les dix femmes qu’il a sélectionnées étaient celles qui avaient le plus envie de dire des choses. C’est un pari de confiance, mais il nous a fallu un peu de temps pour s’y mettre. Et puis Ahmed, c’est un homme. Il lui a aussi fallu du temps pour comprendre dix femmes ! La pièce a maintenant plus d’un an, on fait les dernières dates, et c’est toujours une expérience formidable. 

Cette pièce et cet échange avec d’autres femmes t’ont apporté quoi ?
Il y a des filles qui ont dix ans de moins que moi dans la troupe. Je vais avoir 30 ans et certaines vont en avoir 20. Dans ma jeunesse, j’ai dû me construire un peu comme un miroir de l’autre, par mimétisme. J’ai toujours été un genre de caméléon. Je pouvais aller dans tous les milieux et m’adapter. Si bien que tu te domptes toi-même. Tu vas essayer de lire dans l’autre ce qu’il attend de toi, et ça c’est le pire. Avec les filles de la troupe, j’ai appris à arrêter ça, à me laisser être moi, à être spontanée. A 20 ans, elles n’ont aucun filtre. Parfois c’est même choquant, elles disent ce qu’elles pensent, cash.

L’injonction à ne pas sortir d’une case bien délimitée quand on est une femme issue de l’immigration, à rester lisse est encore présente ?
Les plus jeunes n’ont plus ça. Tout ce qu’elles ont à dire, ça sort. C’est comme mon sentiment d’injustice quand on m’a refusée pour cette pièce. J’ai appelé ma sœur qui m’a hurlé dessus : “tu y vas, tu les défonces!”. Pendant près de dix ans, j’ai cherché le projet qui me permettrait de m’épanouir, j’ai été gentille, malléable pour ne pas déplaire. On se bride beaucoup pendant des années. Et là, grâce à ce projet, j’arrive à savoir quand me lâcher. J’apprends à m’écouter, à me faire confiance. Avec cette pièce, F(l)ammes, on devient ce feu intérieur qu’on a en nous, les femmes. Ce feu sacré qu’on cherche souvent à éteindre, cette flamme qui réchauffe. On vient raconter ces histoires intimes. Je nous imagine toujours racontant ça près du feu. Le jeu des lumières sur scène, rappelle cela aussi, les flammes qui dansent et qui brûlent.

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Anissa Kaki, lors de l’expo « Afro » de Rokhaya Diallo @ Nadialna

Côtoyer ces femmes plus jeunes que moi, ça m’a réparée. C’est bizarre, mais quand je faisais du théâtre dans d’autres projets, je me retrouvais tout le temps à être LA femme exotique, la rebeue. Et c’est fatigant en fait. On ne me laissait pas être moi, et je ne savais pas qui j’étais réellement, puisque je devais représenter tout une communauté entière !
Ce qu’on porte à l’intérieur de nous, c’est beau. Et ce n’est jamais montré, que ce soit aux infos, à la télé, avec toutes leurs émissions bidons du genre “enquêtes exclusives” etc. On est tout le temps en train de se battre contre cette image, en train d’essayer de montrer la plus belle facette de soi, parce que tu sais déjà ce que les gens pensent de toi, quand tu viens de banlieue. C’est épuisant. Certain.e.s en arrivent à avoir honte de ce qu’ils sont, d’où ils habitent. Je trouve ça triste. Il faut qu’on revoie tout cela avec un regard neuf et un regard bienveillant, sur nous-mêmes avant tout. Il faut réinventer ce qu’on est. On nous a transmis un tel trésor, et on n’a même pas encore toutes les clés pour l’ouvrir. 

Avec le succès de la pièce, tu as surement déjà pleins de projets pour la suite ? As-tu déjà été contactée ?
Pas spécialement. Mais j’ai des projets. Déjà je veux continuer à écrire. J’ai postulé pour le projet HLM sur cour(t). C’est une bourse pour l’aide à la réalisation de court métrage, d’une valeur de 10 000€. Il faut que ça se passe dans un milieu HLM, avec un thème imposé. Celui de cette année, c’est “le vivre ensemble”. Je pense que cette année j’ai fait un bon dossier.
Mon sujet est déjà prêt, même si le scénario n’est pas encore écrit. Je veux écrire sur mon oncle. Il est trisomique 21 et grand brûlé. Quand il était petit il a joué avec une boite d’allumettes et s’est brûlé. Il a passé dix ans dans un centre hospitalier. Il s’appelle Lazar, qui veut dire chance en arabe. Je cherchais une histoire de court métrage après Princesse Nuage, et je voulais éviter les clichés d’histoires de mariages, etc.. Et puis mon oncle était là, je l’ai regardé et l’évidence m’est apparue. C’était lui mon sujet. Lui, tout le monde le connait à Sartrouville ! Quand on se promène ensemble, en moins de 300 mètres, tout le quartier vient le saluer. Il est invité à tous les mariages pour y danser. Il porte bonheur, les gens le demandent. Et il danse vraiment bien, c’est incroyable. Donc voila j’ai envie d’écrire « Les danses de Lazar »J’ai fait une page Facebook, pour que ça soit interactif.
A part ça, j’ai une autre pièce prévue en tant que comédienne, qui s’appelle “Presque égal à”, sur le sujet du capitalisme, du rapport à l’argent. Mine de rien, F(l)ammes prend beaucoup de temps  !

Et enfin, Anissa, quels sont tes coups de coeur du moment ?
J’ai adoré l’expo « Afro » de Rokhaya Diallo, tirée de son livre, qui était à la Maison des Métallos en même temps que la pièce « F(l)ammes ». Les portraits de ces hommes et femmes sont superbes, et le ce rapport politique aux cheveux est fascinant. La pièce “les monstrueuses” à l’affiche en ce moment à la même Maison des Métallos, est vraiment à voir, elle m’a bouleversée !
Et sinon, bien sûr “Ouvrir la voix”, ce film est magnifique ! Amandine Gay a mis un gros coup de pied dans le monde du cinéma avec ce film, c’est dingue. Il se passe pas mal de choses venant des femmes en ce moment on sent que ça bouge. Les femmes osent prendre la parole. Les hashtags #balancetonporc ça nettoie bien. Ils seront obligés de nous laisser la place que l’on se fait. C’est à ça que participe Amandine Gay avec son film. Elle est là, elle fait son truc sans le système. Et ça marche ! Tu sens qu’ils ont la rage ! Moi j’applaudis !

 

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1 commentaire

  1. […] pleines de talent et passionnantes. Certaines sont même devenues des ami.e.s, comme Ouafa Mameche, Anissa Kaki, Nawel Ben Kraïem, par exemple. Je les cite parce que les interview se sont transformées en […]

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