[Livre] Nassira El Moaddem : Les filles de Romorantin

Dialna - Nassira El Moaddem

L’ancienne directrice du Bondy Blog, Nassira El Moaddem, sort son premier livre, aux éditions de L’iconoclaste, Les filles de RomorantinDans cette enquête, elle revient sur ses terres natales, la Sologne, et plus particulièrement la ville de Romorantin pour parler des oubliés des médias, et de la classe politique : la France rurale et ouvrière.

Les filles de Romorantin, c’est Nassira et Caroline. Nassira, fille d’immigrés marocains, est aujourd’hui journaliste à Paris. Caroline, elle, est restée, et est ouvrière. Elle fait d’ailleurs partie de la section locale des Gilets jaunes, et a des fins de mois très difficiles. Nassira El Moaddem opère un vrai retour aux sources pour savoir comment vivent ceux qui sont restés, quels sont leurs combats au quotidien, notamment depuis la fermeture de l’usine Matra qui faisait vivre la ville. La journaliste se met aussi en scène dans cette enquête, puisqu’on suit avec elle ses interrogations et souvenirs de vie à Romorantin. Elle nous offre une galerie de portraits de Romorantinais avec leurs espoirs et destins, à commencer par sa propre famille, et ses proches. Comment se relève-t-on quand sa ville est abandonnée, désertée et qu’on n’est pas considéré ?

Dialna - Nassira El Moaddem
Nassira El Moaddem ©Nadialna

Bien qu’ayant déménagé pour ses études, la jeune femme n’a jamais vraiment quitté sa ville d’origine. Elle y retourne régulièrement pour ses proches. Néanmoins, elle n’a eu de cesse de ressentir une forme de culpabilité, accentuée par la reconnaissance de sa réussite. « Ça m’a toujours perturbée, que ma famille, mes amis à Romorantin, me disent constamment ‘Ah toi tu as réussi’. Tu as réussi, parce que tu es partie. Sauf qu’évidemment, tout ce mythe autour de la réussite il fait fi de toutes les difficultés et de toutes les barrières que tu as rencontrées et que tu ne racontes pas. C’est comme si la réussite était forcément liée au fait de quitter son milieu d’origine », confie-t-elle.

Je suis tout à la fois et en même temps, rien entièrement.
Nassira El Moaddem, journaliste

Une culpabilité qui pose la question de la légitimité. Peut-elle encore parler au nom des personnes vivant encore dans sa ville d’origine, évoluant encore dans son milieu social d’origine ? « Ça me paraît un peu indécent, parfois. Je parle de choses que je ne vis plus. Certes, je le fais comme n’importe quel journaliste, dans l’observation. Sauf que vis à vis d’eux, je ne suis pas n’importe quelle journaliste. Donc, je me pose des questions. Suis-je légitime à en parler ? Le fait d’être indignée est-il légitime de ma part ? Je sais que je vais rentrer chez moi à Paris, je vais aller au restaurant, me divertir, sans avoir leurs considérations matérielles. Tout ça m’a toujours un peu empêché de prendre du plaisir dans mon travail, à vrai dire. J’ai toujours ces interrogations permanentes sur qui je suis, mon rapport à ceux que j’ai laissés. Il n’y a pas de rupture totale. Je suis tout à la fois et en même temps, rien entièrement. C’est parfois fatigant ».

Elle y raconte aussi la vie en zone rurale, les autres territoires oubliés de la République, à commencer par l’isolement géographique, la mobilité réduite et l’ennui que vit la jeunesse dans cette ville, tels qu’elle les a connus, elle-même. « La question de la mobilité est un vrai souci dans ces régions. Quand j’étais gamine, on avait du mal à se déplacer parce qu’on n’avait pas de trains directs pour aller à Paris, ou les autres grandes villes. Et c’est aussi cet empêchement que certains habitants vivent en banlieue. Il suffit qu’on s’éloigne des gares SNCF, des gares RER, pour que ce soit très compliqué de rejoindre le centre par exemple. Du coup on n’y va pas », explique la journaliste. Elle poursuit : « Par exemple la plus « grande » ville à côté chez nous, c’est la préfecture, Blois. C’est la ville où on allait faire les courses le week-end, celle où l’on trouve des cinémas, quelques musées, une vie culturelle quoi. Jack Lang en était maire, et justement il l’avait beaucoup développée dans ce sens. Et bien il n’y avait pas de transport direct. On en avait pour 35, 40 minutes. Nous n’avions pas accès à ce segment culturel. Du coup, pour nous, c’était LA grande sortie ». 

Il y a la question des barrières mentales qu’on se met, parce qu’on considère que Paris, ou les grandes villes, ce n’est pas pour soi.
Nassira El Moaddem

Dialna - Nassira El Moaddem
Les filles de Romorantin © Nadialna

Cet isolement, à long terme, construit un sentiment d’infériorité que les jeunes adolescents intériorisent facilement. Penser que de grandes études, loin de leur ville, à Paris n’est pas pour eux, est alors assez fréquent : « Il y a la question des barrières mentales qu’on se met, parce qu’on considère que Paris, ou les grandes villes, ce n’est pas pour soi. C’est le discours que j’entends de la part des jeunes du lycée Claude de France, où j’ai étudié, ou de la part des lycéens que je rencontre en banlieue parisienne. Ils me disent « Les grandes études ce n’est pas pour nous », parce qu’ils n’ont pas ou peu de référentiel, parce que parce qu’ils considèrent que Paris c’est pour les élites, et qu’ils ne s’y reconnaissent pas ».

Son envie d’enquête est arrivée au même moment que le début du mouvement des Gilets Jaunes, en novembre 2018. Un hasard qui a porté son projet encore plus loin. « Évidemment, la dimension des Gilets jaunes ajoute encore plus de pertinence à ce retour. J’ai toujours su que j’allais faire cela. Mais je ne savais pas trop comment me lancer », avoue-t-elle.  Elle hésite, pense à un documentaire, une série d’articles, et c’est finalement l’enquête journalistique que Nassira El Moaddem choisit. Du journalisme narratif, ou « non fiction narrative » comme le disent les anglo-saxons, plus habitués à ce format où la journaliste se met en scène dans sa démarche. « Je sentais bien qu’il y avait un potentiel de documentation journalistique qui va au delà du récit autour de moi et de mon rapport à la ville. Même après l’écriture du livre, je suis toujours autant impressionnée de voir toutes ces histoires que je n’imaginais pas potentiellement racontables. Je pense que j’ai eu besoin de faire ce retour avec ce projet là pour me rendre compte que ce petit territoire que je connais par coeur était si riche d’histoires. J’avais donc cette idée, et le mouvement des Gilets jaunes l’a un peu précipitée ».

J’étais quand même contente de leur montrer quelqu’un qui a la même histoire territoriale, géographique et en même temps qui avait d’autres identités.
Nassira El Moaddem

Elle retrouve donc son amie d’enfance, Caroline, qui participe au mouvement. Elle a du mal à joindre les deux bouts et s’est engagée pleinement dans ce mouvement de contestation. Son enquête la mène aux réunions locales, où elle est accueillie avec méfiance, en tant que journaliste. Ce scepticisme s’accompagne parfois de racisme décomplexé. « Les idées reçues sur le métier, j’ai l’habitude, je m’y attendais. Je comprends les préjugés sur le métier et les stéréotypes autour des journalistes, cela repose aussi sur des mauvaises pratiques de notre part. Je n’ai pas trouvé ces réactions violentes. En revanche, j’ai été surprise par certaines remarques racistes, xénophobes, islamophobes. À aucun moment ils n’ont considéré que j’étais de ceux qu’ils insultaient. Je n’ai pas découvert cette tendance raciste de certains ». Petit à petit, elle les accompagne en manifestations, les suit dans leur quotidien, et constate que cette France rurale ignorait tout de ce que vivaient ses voisins des quartiers dit populaires dans leur ville, que malgré tout, une population ignore tout de l’autre. « J’étais quand même contente de leur montrer quelqu’un qui a la même histoire territoriale, géographique et en même temps qui avait d’autres identités. Ça me faisait aussi plaisir qu’ils puissent voir cette réalité là, qui est une réalité qui me concerne et qui concerne pleins d’autres habitants de Romorantin, ces jeunes d’origine immigrée qui sont de Sologne, nés à Romorantin, et qui ont « réussi ». J’aime l’idée qu’ils puissent aussi prendre conscience de ça ».

Dialna - Nassira El Moaddem
Dialna – Nassira El Moaddem ©Nadialna

Prendre conscience aussi de ce que vivent ces Romorantinais non blancs, à l’image de Daniel, Gilet jaune qui, lors d’une réunion demandait où étaient les jeunes franco-turcs, ou franco-marocains, alors qu’ils se réunissaient dans une salle municipale du quartier Saint-Marc, quartier majoritairement peuplé par ces populations. Pourquoi ne prennent-ils pas part au mouvement ? L’une des nombreuses scènes marquantes du livre est donc la rencontre entre Daniel et Sedat, ancien champion de boxe d’origine turque, reconverti dans la restauration. Pour Nassira El Moaddem, cette situation illustre bien ce qu’on voyait dans les médias : « On entendait tous les discours à la télé qui consistaient justement à opposer les habitants des quartiers aux Gilets jaunes. Je trouvais assez cocasse de les voir se réunir dans ce quartier, justement. Souvent, on me demandait des comptes. Comme si, pour eux, j’appartenais avant tout à ces quartiers. Je n’y ai jamais vécu ! Mais pourquoi ces habitants se sentiraient plus concernés que d’autres qui sont autant dans la précarité? C’est intéressant de voir ce que cet imaginaire là veut dire », explique Nassira. Elle poursuit : « Ce que Sedat dit alors à Daniel, c’est ce qu’on entend de la part des habitants de tous les quartiers populaires. Evidemment qu’ils sont avec eux. Ce que les Gilets jaunes vivent, ils le vivent depuis des années. Mais ils savent que s’ils participent au mouvement, alors il aurait été déconsidéré, qu’ils auraient été vus comme des casseurs, voire des islamistes. Quand Sedat lui dit ‘Ce que vous vivez nous on le vit mais, ce que nous on vit, vous ne le vivez pas’,  Daniel comprend tout de suite, et il réalise qu’il n’avait jamais vu les choses de cette manière. Ça l’a bouleversé, et fait beaucoup réfléchir, ainsi que d’autres personnes ».

Les filles de Romorantin nous fait découvrir cette France là, diverse, précaire, mais digne et volontaire, qui existe en dehors des faits divers ou mouvements sociaux.

 

Nassira El Moaddem – Les Filles de Romorantin

Éditions de L’iconoclaste

17€

 

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